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Ordres bancaires frauduleux

L’avocat inattentif est responsable

L’avocat spécialiste en droit bancaire, qui convient avec son client qu’il recevra à sa place la correspondance bancaire, devrait déceler le caractère insolite des ordres frauduleux. À défaut, il peut engager sa responsabilité contractuelle et doit dédommager le client (4A_269/2024).

Un avocat genevois spécialiste en droit bancaire met en place pour un homme d’affaires français une société panaméenne et s’occupe de sa gestion. La société ouvre un compte bancaire à Genève. Le contrat prévoit que la correspondance est envoyée à l’avocat et au gérant externe, mais non au client.

Le gérant externe falsifie la signature de l’homme d’affaires afin de vider le compte bancaire de la société. Les avis de débit ainsi que la note relative à la clôture du compte et de la vente de toutes les positions sont envoyés à l’avocat. Ce dernier ne réagit pas.

La société panaméenne actionne la banque en paiement des montants subtilisé par le gérant, mais se voit déboutée de ses conclusions. Malgré une faute grave de la banque, la société aurait dû contester les opérations litigieuses qui avaient été notifiées à l’avocat (4A_161/2020  ; cf. ég. Liegeois Fabien/Hirsch Célian, Ordres bancaires frauduleux : discours de la méthode, SJ 2021 p. 117 ss).

La société et le client se retournent contre l’avocat pour un montant de EUR 1’365’000.-. En raison d’une clause compromissoire contenue dans le contrat de mandat, une procédure arbitrale se déroule à Genève avec arbitre unique. La sentence condamne l’avocat à payer au client EUR 755’000.-. En résumé, l’arbitre considère que l’avocat, rompu au droit bancaire, aurait dû déceler le caractère insolite des avis de débit reçus à son étude et en alerter son client. Ce manquement constitue une violation du contrat de mandat, qualifiée de faute grave. L’arbitre considère que les fautes graves commises par le gérant et par la banque créent une solidarité imparfaite au sens de l’art. 51 CO. Ces fautes ne permettent pas d’atténuer, voire d’exclure, la responsabilité de l’avocat. Cela étant, le client est également à l’origine du dommage et l’avocat n’a perçu qu’une faible rémunération. L’arbitre réduit ainsi le montant alloué à 55 % du dommage en application des art. 43 s. CO.

Mécontent de cette sentence, l’avocat saisit le Tribunal fédéral.

En matière d’arbitrage international, le Tribunal fédéral ne revoit la sentence attaquée que sous l’angle restreint des motifs prévus par l’art. 190 al. 2 LDIP. En outre, les exigences de motivation du recours en matière d’arbitrage sont accrues.

En l’espèce, l’avocat soutient que la sentence serait incompatible avec l’ordre public matériel (art. 190 al. 2 let. e LDIP). Ce critère est sensiblement plus restrictif que l’arbitraire. Une sentence est incompatible avec l’ordre public uniquement si elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique. In casu, le Tribunal fédéral reproche à l’avocat de le « confond[re] à l’évidence (…) avec une cour d’appel qui vérifierait librement le bien-fondé des sentences en matière d’arbitrage international ». L’arbitre a retenu que l’avocat avait fautivement causé un dommage à son client en violant une obligation contractuelle et que les fautes du gérant et de la banque ne permettaient pas d’exclure ou d’atténuer sa responsabilité. Ce résultat n’est nullement contraire à l’ordre public matériel. Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Il s’agit du premier arrêt du Tribunal fédéral qui concerne la responsabilité de l’avocat lors d’ordres bancaires frauduleux. Vu le pouvoir de révision extrêmement limité du Tribunal fédéral en matière d’arbitrage international, cet arrêt n’offre que quelques enseignements limités. Nous nous limiterons à deux remarques.

Premièrement, cet arrêt met en lumière le danger pour l’avocat d’accepter de recevoir la documentation bancaire à la place de son client. L’avocat qui concède néanmoins cette mission peut ensuite devoir procéder à une vérification des documents reçus afin de repérer à tout le moins les ordres insolites. À notre avis, il n’est pas exclu, selon les circonstances, que son devoir ne se limite pas uniquement aux ordres insolites, mais aussi à ceux qui sont douteux. En effet, les règles du mandat imposent un devoir de diligence, lequel peut comprendre la vérification, même rapide, de la documentation bancaire reçue pour le client. L’avocat pourrait ainsi être bien avisé de limiter contractuellement sa responsabilité vis-à-vis du client (au sens des art. 100 et 101 CO), comme le font en pratique les banques (cf. Liegeois/Hirsch, op. cit.) À défaut, le client pourra plus facilement se retourner contre son avocat que contre sa banque. En l’espèce, le tribunal arbitral avait retenu une faute grave de l’avocat, ce qui ne lui permettait pas d’exclure conventionnellement sa responsabilité.

Deuxièmement, cet arrêt rappelle que l’auteur d’un dommage ne peut pas toujours soutenir avec succès une atténuation voire une exclusion de responsabilité uniquement parce que d’autres personnes sont également à l’origine du dommage. La multiplicité d’auteurs profite en principe au lésé. Ce dernier peut s’en prendre librement à une ou plusieurs personnes responsables (rapports externes), charge à ces derniers de se retourner contre leurs co-auteurs (rapports internes). Ce n’est que dans des situations exceptionnelles que la faute grave d’un tiers revêt une importance telle qu’elle s’impose comme la cause la plus immédiate du dommage et qu’elle relègue à l’arrière-plan les autres facteurs ayant contribué à le provoquer. En l’espèce, les fautes du gérant et de la banque, même si elles sont graves, ne permettaient pas à l’avocat d’atténuer ou d’exclure sa responsabilité.