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Comptes joints

Instructions contradictoires, à qui la priorité ?

Comment doit réagir une banque face à des instructions contradictoires émises à quelques heures d’intervalle par les cotitulaires d’un compte joint ? En mains de quel titulaire doit-elle s’exécuter ? Dans l’arrêt 4A_630/2020, le Tribunal fédéral clarifie les droits et obligations d’une banque recevant des ordres de transfert contradictoires relatifs à un compte joint.

Un père et son fils ouvrent un compte joint auprès d’une banque sur lequel chacun dispose d’un pouvoir de signature individuelle. Les avoirs sur ce compte s’élèvent à environ EUR 20’000’000.

Dans la matinée du 5 juin 2013, le père ordonne à la banque de transférer EUR 18’000’000 sur un compte dont il est titulaire avec son épouse. Estimant ces instructions « inusuelles », la banque informe dans la foulée le fils de l’ordre de son père. En réponse, le fils enjoint la banque de transférer l’ensemble des avoirs disponibles sur un compte dont il est seul titulaire. Constatant qu’elle ne peut exécuter ces deux ordres contradictoires, la banque ne donne suite à aucun d’entre eux et renvoie le père et le fils à lui communiquer des instructions communes et claires.

Par requête de conciliation déposée le lendemain – soit le 6 juin 2013 – le fils ouvre action contre la banque en exécution de son ordre de transfert. Le père introduit quant à lui le 2 juillet 2013 une poursuite contre la banque à hauteur de EUR 18’000’000.

La question au centre de cette affaire est celle de savoir en quelles mains doit s’acquitter la banque. Conformément à l’adage « premier arrivé, premier servi », le père est-il prioritaire ? Dès l’ouverture de l’action judiciaire, la banque ne peut-elle s’exécuter avec effet libératoire qu’envers le fils ? Les deux instances cantonales ont eu des appréciations opposées en donnant gain de cause d’abord au père, puis au fils.

Le Tribunal fédéral commence par des rappels théoriques sur la relation bancaire en question. Le compte litigieux est un compte joint, soit un contrat présentant un caractère mixte entre le dépôt et le mandat. Le compte joint est le cas d’application principal du régime de la solidarité active (art. 150 CO). Chaque titulaire est autorisé à disposer seul de la totalité de l’avoir en compte (art. 150 al. 1 CO) et la banque est libérée envers tous les titulaires du compte joint lorsqu’elle remet l’avoir à un seul d’entre eux (art. 150 al. 2 CO).

L’art. 150 al. 3 CO – dont l’interprétation décidera du sort de ce litige – règle la question de savoir en mains de quel créancier solidaire le débiteur s’exécute avec effet libératoire : « le débiteur a le choix de payer à l’un ou à l’autre des créanciers solidaires, tant qu’il n’a pas été prévenu par les poursuites de l’un deux ». Le Tribunal fédéral précise que le terme « poursuites » (rechtlich belangen) recouvre aussi bien (i) la poursuite au sens de la LP que (ii) l’action en justice. Nous conserverons cette terminologie générale de « poursuite » dans la suite de la présente contribution.

Au vu de ces considérations, les deux cas de figure suivants doivent être distingués :

  • Aucune poursuite n’a (encore) été intentée : La banque dispose d’un droit d’option en vertu de l’art. 150 al. 3 CO et peut librement suivre l’une ou l’autre des instructions, sans pour autant engager sa responsabilité envers le deuxième titulaire. Le Tribunal fédéral tranche ainsi une controverse doctrinale en confirmant que la banque n’est pas obligée d’exécuter les instructions transmises en premier.
  • Une poursuite a été intentée : La banque ne peut dorénavant se libérer qu’en s’exécutant en mains du titulaire qui la « poursuit ». La banque perd ainsi son libre choix du créancier. Le titulaire qui « poursuit » en premier la banque bénéficie quant à lui de la priorité accordée par l’art. 150 al. 3 CO.

Revenons-en au cas d’espèce. Jusqu’à ce que le fils ouvre action contre la banque, celle-ci disposait du libre choix du créancier. Dès le dépôt de la requête de conciliation – soit le lendemain des instructions litigieuses – la banque a perdu ce libre choix et était ainsi obligée de s’exécuter en mains du fils. Le Tribunal fédéral confirme dès lors l’arrêt de la Cour de justice genevoise condamnant la banque à exécuter l’ordre de transfert du fils.

Le Tribunal fédéral apporte des clarifications bienvenues sur les droits et obligations d’une banque recevant des ordres contradictoires relatifs à un compte joint.

A notre sens, cet arrêt n’éclaire toutefois pas entièrement le sujet. Rappelons que la banque a un devoir d’information et de diligence envers tous les titulaires de la relation – raison invoquée par la banque in casu pour ne pas immédiatement exécuter l’ordre du père et en informer le fils. Quid si la banque avait exécuté l’ordre du père – transférant ainsi la quasi-totalité des avoirs du compte joint – sans informer au préalable le fils ? La Cour de justice genevoise précise uniquement à cet égard que le fait que la banque ait averti le fils « n’apparaît pas critiquable, compte tenu de l’importance du montant à transférer et de son devoir d’information et de diligence ». Le Tribunal fédéral ne s’attarde quant à lui nullement sur la mise en pratique du droit d’option de la banque à la lumière de son devoir d’information et de diligence vis-à-vis de tous les titulaires.

En pratique, en cas d’instructions contradictoires, le cotitulaire A qui veut empêcher la banque d’exécuter le premier ordre du cotitulaire B et bénéficier de la priorité n’a d’autre choix que de « poursuivre » la banque en premier – à l’instar du fils dans l’arrêt commenté.

Au vu du doute qui persiste sur le devoir d’information de la banque et de la course « poursuite » induite par l’art. 150 al. 3 CO, il serait à notre sens judicieux d’adapter la documentation contractuelle applicable aux comptes joints. L’art. 150 al. 3 CO étant de nature dispositive, les parties au contrat de compte joint peuvent librement aménager leurs droits et obligations respectifs en situation d’instructions contradictoires.