Exécution d'une sentence arbitrale étrangère
Un taux d’intérêt de 24 % n’est pas contraire à l’ordre public suisse
Claire Tistounet
Dans l’arrêt 4A_57/2024, le Tribunal fédéral retient qu’une sentence arbitrale ordonnant au débiteur d’un prêt non remboursé de payer des intérêts à hauteur de 24 % n’est pas contraire à l’ordre public suisse au sens de l’art. V ch. 2 let. b de la Convention de New York pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (CNY).
Deux sociétés chinoises avaient conclu un contrat de prêt d’une durée de 2 mois, avec un taux d’intérêt de 8 % par an. Ce taux d’intérêt devait passer à 15 % par an en cas d’échec ultérieur d’un financement (en Suisse ou à l’étranger) en rapport avec le prêt. En outre, les parties avaient convenu d’un intérêt supplémentaire de 0,05 % par jour sur le montant non remboursé à temps. Albert, domicilié en Suisse, et David s’étaient engagés à se porter caution solidaire du remboursement de ce prêt. La China International Economic and Trade Arbitration Commission (CIETAC) avait été désignée comme tribunal arbitral.
Le prêt n’ayant pas été remboursé à temps, la CIETAC a ordonné à la débitrice ainsi qu’à Albert et David à titre solidaire, de rembourser le montant du prêt majoré d’un intérêt annuel de 24 %.
Sur cette base, la société créancière a entamé une procédure d’exécution forcée au domicile suisse d’Albert pour le montant accordé par la CIETAC plus intérêts de 24 % par an. La société a requis, à titre incident, que la sentence de la CIETAC soit déclarée exécutoire conformément à la CNY. Les deux premières instances ont donné gain de cause à la société. Albert recourt alors au Tribunal fédéral et, dans ce cadre, fait valoir divers motifs.
Ainsi, il argue, en particulier, qu’un taux d’intérêt de 24 % serait contraire à l’ordre public suisse au sens de l’art. V ch. 2 let. b CNY.
Notre Haute Cour rappelle que la notion d’ordre public dans le cadre de procédures d’exécution est moins large que celle d’ordre public selon les dispositions de droit international privé (art. 17 LDIP). Elle souligne aussi que toutes les dispositions impératives du droit suisse ne font pas partie de l’ordre public ; seules celles qui sont d’une importance fondamentale entrent en ligne de compte.
Le Tribunal fédéral précise également que le CO ne fixe pas expressément de taux d’intérêt maximum. De même, si l’adoption de dispositions visant à prévenir les abus en matière de taux d’intérêt est laissée au droit public fédéral et cantonal, aucune d’entre elles n’est applicable en l’espèce.
Quant à la comptabilité du taux d’intérêt avec les bonnes mœurs (art. 20 al. 1 CO), notre Haute Cour s’est référée à sa jurisprudence antérieure, selon laquelle (i) un taux d’intérêt de 2 % par mois dans un litige international ; ainsi que (ii) un taux d’intérêt de 18 % par an n’étaient pas contraires aux mœurs.
Le Tribunal fédéral conclut ainsi que :
- le taux d’intérêt annuel de 24 % contesté en l’espèce ne repose pas sur un rapport de droit des obligations de droit suisse mais sur un contrat de prêt de droit chinois ;
- Albert et David ont garanti ce prêt par cautionnement ;
- si un taux d’intérêt annuel de 24 % peut paraître inadmissible dans un contexte suisse, il n’est toutefois pas nécessairement contraire aux principes fondamentaux de l’ordre juridique et des valeurs suisses ;
- et ce d’autant plus qu’Albert n’a pas invoqué d’argument selon lequel le contrat de prêt aurait été d’une nature particulière (e.g., un prêt particulièrement peu risqué, qui imposerait un taux d’intérêt bas).
Enfin, en sus de la question du taux d’intérêt, Albert invoque les exigences de forme du cautionnement en droit suisse, selon lesquelles un cautionnement doit être notarié et le consentement du conjoint est nécessaire pour la conclusion valable d’un cautionnement (art. 493 al. 1 et 494 al. 1 CO). Dans la mesure où son cautionnement n’a pas la forme notariée et que sa conjointe n’a pas accordé son consentement, Albert fait valoir que le non-respect de ces exigences est également contraire à l’ordre public suisse. Le Tribunal fédéral rejette ces arguments et confirme sa jurisprudence antérieure, selon laquelle les exigences formelles du cautionnement ressortant du droit suisse, bien qu’obligatoires, ne font pas partie de l’ordre public suisse (TF 4A_650/2023, commenté in : Dupuis, cdbf.ch/1360/).
En conclusion, le Tribunal fédéral rappelle une nouvelle fois dans cet arrêt que la notion d’ordre public doit être interprétée restrictivement, et ce d’autant plus dans le contexte de l’exécution d’une sentence arbitrale. Une telle interprétation confirme la volonté de notre Haute Cour de se montrer favorable à une application étendue des traités internationaux. L’année passée, le Tribunal fédéral avait par exemple modifié sa jurisprudence afin de rendre plus restrictive l’interprétation des motifs de refus d’exécution d’une commission rogatoire selon l’art. 12 al. 1 let. b de la Convention de La Haye du 18 mars 1970 sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale (CLaH70) (TF 4A_389/2022, commenté in : Tistounet, cdbf.ch/1291/).