Exécution forcée
Une garantie personnelle illimitée n’est pas contraire à l’ordre public suisse
Romain Dupuis
Dans un arrêt récent rendu en matière d’exécution forcée, le Tribunal fédéral se prononce sur la question de savoir si une garantie personnelle d’un montant illimité, soumise à un droit étranger, est compatible avec l’ordre public suisse (arrêt 4A_650/2023 du 13 mai 2024).
Le 8 décembre 2010, A, domicilié aux Émirats arabes unis, signe un contrat de garantie personnelle en faveur d’une banque émiratie par lequel il se porte garant d’un crédit consenti par la banque à une société.
Le contrat – soumis au droit des Émirats arabes unis – revêt la forme écrite, mais ne comporte pas d’indication du montant maximum à concurrence duquel A est responsable.
En 2019, à la suite d’un litige relatif au remboursement du crédit, la Cour de cassation de Dubaï condamne A à payer solidairement à la banque un montant de plus de 200 millions de dirhams (soit plus de CHF 50 millions) sur la base du contrat de garantie.
En 2021, se fondant sur sa créance découlant de l’arrêt dubaïote, la banque émiratie dépose à Genève une première requête de séquestre des avoirs de A auprès d’un certain nombre de banques suisses. Ayant découvert de nouveaux actifs, la banque dépose par la suite une seconde requête.
Les deux séquestres sont accordés par le Tribunal de première instance, lequel rejette les oppositions formées par A. La banque valide alors les séquestres par l’introduction de deux réquisitions de poursuite, puis par le dépôt de deux requêtes de mainlevée définitive cumulées à une requête d’exequatur de l’arrêt dubaïote.
Par jugement du 5 juin 2023, le Tribunal de première instance reconnaît et déclare exécutoire en Suisse l’arrêt dubaïote et prononce en conséquence la mainlevée définitive des oppositions formées par A. Ce jugement est confirmé par la Cour de justice.
A recourt devant le Tribunal fédéral, invoquant une violation de l’ordre public suisse dans la mesure où l’engagement pris dans le contrat de garantie ne comporte aucune limite de montant.
Après un rappel théorique relatif à l’exécution de décisions étrangères non soumises à la Convention de Lugano (trois possibilités : (i) procédure de reconnaissance et d’exequatur indépendante ; (ii) procédure de poursuite sans requête de séquestre préalable ; (iii) procédure de poursuite en validation d’un séquestre), le Tribunal fédéral examine le motif tiré de la contrariété à l’ordre public suisse.
La LDIP réserve l’ordre public suisse (i) lorsqu’un tribunal suisse est saisi d’une action fondée sur un droit étranger (art. 17 LDIP) et (ii) lorsqu’il s’agit de reconnaître et de déclarer exécutoire en Suisse un jugement étranger (art. 27 al. 1 LDIP).
Dans la première situation, la réserve de l’ordre public suisse permet exceptionnellement au juge de ne pas appliquer un droit matériel étranger qui aurait pour résultat de heurter de façon insupportable le sentiment du droit en Suisse.
Dans la seconde situation, la reconnaissance et l’exécution d’une décision étrangère doivent être refusées en Suisse si celle-ci est manifestement incompatible avec l’ordre public suisse.
Dans tous les cas, et a fortiori en matière de reconnaissance, la réserve de l’ordre public suisse doit être interprétée de manière restrictive et ne s’applique qu’à des situations qui heurtent de manière choquante les principes les plus essentiels de l’ordre juridique suisse. Il ne suffit donc pas qu’un mécanisme prévu par le droit étranger soit inconnu du droit suisse ou puisse paraître original aux yeux d’un juriste helvétique.
Dans le cas d’espèce, la Cour de justice genevoise a analysé la garantie personnelle litigieuse comme un cautionnement solidaire au sens de l’art. 493 CO. Le Tribunal fédéral examine si les règles impératives prévues à l’art. 493 al. 1 et 2 CO – selon lesquelles l’acte de cautionnement doit revêtir la forme authentique et indiquer le montant total à concurrence duquel la caution est tenue – relèvent de l’ordre public suisse.
Dans un arrêt rendu dans les années soixante (dans le contexte d’une application directe du droit étranger), le Tribunal fédéral avait considéré que ces deux exigences – qui ont pour but d’attirer l’attention de la caution sur la portée de son engagement – ne relevaient en principe pas de l’ordre public suisse (ATF 93 II 379).
Dans un autre arrêt légèrement plus récent, rendu cette fois en matière de reconnaissance d’un jugement étranger, le Tribunal fédéral avait jugé que l’exigence de la forme authentique prévue par l’art. 493 al. 2 CO ne pouvait pas être invoquée par un débiteur pour s’opposer à la reconnaissance en Suisse lorsque les parties s’étaient soumises à un droit étranger – et aux conditions de forme en découlant – par élection de droit (ATF 111 II 175).
Sur ce fondement, le Tribunal fédéral considère que les exigences de l’art. 493 al. 1 et 2 CO n’engagent pas la réserve de l’ordre public suisse. Dans le cas d’espèce, A ne peut donc pas s’opposer à la reconnaissance et à l’exécution de l’arrêt dubaïote en invoquant le caractère illimité de la garantie litigieuse.
En d’autres termes, lorsque des parties, toutes deux domiciliées aux Émirats arabes unis, sont convenues d’une élection de droit en faveur du droit de cet État, il n’y a aucune raison pour que ce droit ne les lie pas.
Cet arrêt confirme que de simples exigences de forme en matière contractuelle, même impératives selon le droit suisse, ne relèvent en principe pas de l’ordre public, dans la mesure où une interprétation extensive de cette réserve constituerait un obstacle à la marche des affaires dans les relations internationales.