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Lettres de crédit standby

Principe de la rigueur documentaire et de l'autonomie de la lettre de crédit standby

Les arrêts rendus en matière de lettres de crédit standby sont particulièrement rares. Aussi convient-il de résumer la teneur de l’arrêt (non destiné à la publication) rendu le 16 avril 2012 par la Ière Cour civile du Tribunal fédéral (4A_762/2011), même si, dans celui-ci, il est surtout question de droit anglais.
Une société (X. SA) avait conclu avec une autre (Y. GmbH) un contrat de vente portant sur une cargaison de pétrole. Le prix de vente était payable par lettre de crédit « standby« , le contrat étant soumis au droit suisse avec clause d’arbitrage à Genève. La société acheteuse (X. SA) avait donc fait émettre une lettre de crédit standby en faveur de la société vendeuse (Y. GmbH). Cette lettre de crédit standby – dont on rappellera qu’elle est un instrument hybride qui emprunte sa fonction à la garantie bancaire indépendante et sa forme au crédit documentaire – était payable à vue contre présentation de divers documents, dont une déclaration de la vendeuse indiquant le montant demeuré impayé et certifiant qu’il lui était dû aux termes du contrat de vente ; elle était régie par le droit anglais avec élection de for exclusive en faveur des tribunaux anglais.
Au cours de l’opération de vente et de transport de la cargaison, la société acheteuse a prétendu que les produits pétroliers avaient été volés et a vainement tenté d’empêcher que la cargaison ne soit livrée à une société tierce, désignée comme consignataire dans les connaissements. De surcroît, X. SA a informé la banque émettrice que la société vendeuse (Y. GmbH) n’était pas en droit de faire appel à la lettre de crédit. Or, Y. GmbH a adressé à la banque les documents énoncés dans la lettre de crédit et demandé son paiement. X. SA a donc requis des mesures provisionnelles des tribunaux genevois visant à ce qu’il soit fait interdiction à la banque émettrice (banque Z.) de payer à la société vendeuse (Y. GmbH) la somme garantie. Parallèlement, la société acheteuse a assigné la banque et la vendeuse devant la High Court of Justice de Londres. Les mesures provisionnelles ont cependant été rejetées par le Tribunal de première instance, puis par la Cour de justice de Genève. X. SA a donc interjeté recours en matière civile devant le Tribunal fédéral en concluant à ce que la banque se voie signifier une interdiction de payer à la vendeuse la somme faisant l’objet de la lettre de crédit, jusqu’à droit jugé ou accord entre les parties.
Notre Haute Cour commence par examiner si le recours contre une décision statuant sur une requête de mesures provisionnelles est recevable ou non. Elle rappelle qu’un tel recours n’est possible que si la décision est finale (au sens de l’art. 90 LTF), ce qui n’est le cas que si elle est rendue dans le cadre d’une procédure autonome. Tel n’est cependant pas le cas lorsque la décision est rendue à la condition résolutoire qu’un procès au fond (en validation) soit introduit ; dans cette hypothèse, la décision n’est susceptible de recours en matière civile que si elle peut causer un préjudice irréparable. Selon certains auteurs, la décision sur mesures provisionnelles devrait être qualifiée de finale lorsque le procès au fond est pendant devant une autorité étrangère ou devant des arbitres. Il convenait dès lors de déterminer comment et contre quelle(s) partie(s) lesdites mesures devaient être validées. Ayant été requises à la fois contre la banque et la bénéficiaire de la lettre de crédit, les mesures pouvaient être validées soit par une action fondée sur le contrat de vente passé entre la donneuse d’ordre (X. SA) et la bénéficiaire (Y. GmbH), soit sur le mandat conclu entre la donneuse d’ordre et la banque, étant précisé que l’action fondée sur le contrat de vente devait être intentée devant une juridiction arbitrale en Suisse, ce qui posait la question de savoir si la procédure provisionnelle pouvait être considérée comme autonome par rapport à la procédure principale en validation. Las, notre Haute Cour laisse cette question ouverte – comme celle d’ailleurs de savoir si la validation doit être intentée contre le seul bénéficiaire de la lettre de crédit comme le soutient, à tort selon nous, une partie de la doctrine –, dès lors que le recours, même supposé recevable, devait de toute façon être rejeté. Cela est d’autant plus regrettable qu’il est très rare que le Tribunal fédéral ait à examiner une telle question puisque, en règle générale, lorsque les mesures pré-provisionnelles urgentes sont refusées la banque paie et les mesures deviennent sans objet.
Sur le fond, la recourante (X. SA) se plaignait pour l’essentiel d’arbitraire dans l’application du droit anglais régissant la lettre de crédit, griefs tous rejetés par le Tribunal fédéral.
A cet égard, le Tribunal de première instance avait recueilli les informations suivantes : le droit anglais, à l’instar du droit suisse, connaît le principe de la rigueur documentaire et de l’autonomie de la lettre de crédit standby, en ce sens que la banque doit payer la somme convenue contre présentation de documents spécifiés dans la lettre de crédit, sans pouvoir soulever d’objections ou exceptions résultant du rapport de valeur (relation entre le donneur d’ordre et le bénéficiaire) ou du rapport de couverture (relation entre le donneur d’ordre et la banque émettrice). Tout comme le droit suisse, ce droit admet toutefois une dérogation au principe de l’autonomie, en ce sens que l’existence d’une « fraud » permet à certaines conditions de s’opposer au paiement de la lettre de crédit. Il y a ainsi en droit anglais fraud lorsque les documents présentés ne correspondent pas strictement aux exigences posés dans la lettre de crédit – affirmation curieuse pour les juristes suisses, car s’il y a alors assurément non-réalisation de la condition suspensive grevant l’engagement bancaire, il n’y a pas nécessairement fraude. Par ailleurs, la fraud peut aussi découler de la transaction sous-jacente ; cette exception ne concerne cependant que les cas clairs et ne peut être invoquée lorsque la fraud est le fait d’un tiers. Cette précision est intéressante puisqu’elle distingue la notion subjective de la fraud anglaise (celle-ci doit être le fait du bénéficiaire agissant de mauvaise foi) de la notion objective d’abus de droit prévalant en droit suisse, dans lequel l’appel à la standby pourrait être abusif même si le bénéficiaire, agissant en toute bonne foi, remettait par hypothèse un document falsifié par un tiers à son insu.
La recourante, pour sa part, avait produit dans le cadre de son appel devant la Cour de justice un avis de droit d’un professeur de droit commercial anglo-saxon, avis dans lequel celui-ci arrivait à la conclusion qu’une fraud avait été en l’occurrence commise dans la présentation des documents puisque la société intimée (bénéficiaire de la lettre de crédit) avait certifié à tort que le prix était dû en vertu du contrat de vente, tout en sachant que l’exécution de cet accord s’était mal déroulée. Son comportement était aussi constitutif de fraud dans l’opération sous-jacente. Selon cet avis de droit, le seul fait que la bénéficiaire avait eu connaissance d’une fraud avant de faire appel à la lettre de crédit suffisait à entacher sa demande de fraud, sans égard à l’origine de cette dernière et nonobstant le fait qu’elle n’en était pas l’auteur.
La recourante reprochait donc à la cour cantonale de s’être écartée sans aucune justification et de façon arbitraire des conclusions de cet avis de droit. Le grief est rejeté par le Tribunal fédéral qui relève qu’il avait été constaté par la Cour de justice que le détournement de la cargaison était probablement dû à une tierce partie en litige, pour une question de commission, avec la recourante X. SA ; quant à la société intimée (Y. GmbH), il n’était pas rendu vraisemblable qu’elle se serait comportée de façon frauduleuse ou qu’elle aurait été complice de la tierce partie ou qu’elle aurait dû nourrir des doutes quant à la probité de cette dernière. Comme ces points de fait n’étaient pas contestés par la recourante, le Tribunal fédéral est arrivé à la conclusion que l’on ne pouvait discerner en quoi il était arbitraire d’exclure l’exception de fraud. Etant admis que la fraud dans l’opération sous-jacente ne peut concerner que des cas clairs et ne saurait être admise lorsque la fraud est le fait d’un tiers, il fallait s’en tenir à la présentation du droit anglais telle que retenue par les premiers juges, ce d’autant que la recourante ne prétendait pas que cette jurisprudence aurait été remise en question ou relativisée par d’autres arrêts ou la doctrine majoritaire.
Et le Tribunal fédéral de relever que sauf à nier le caractère indépendant de la lettre de crédit, on ne saurait confondre l’abus de droit (respectivement la « fraude » au sens des divers droits étrangers) avec l’inexécution ou la mauvaise exécution du rapport de valeur. En définitive, il n’apparaissait donc pas que la cour cantonale aurait versé dans l’arbitraire en adoptant une conception trop restrictive de l’exception de fraud du droit anglais ; en effet, la Cour de justice avait concédé sur le principe que la fraud d’un tiers pouvait justifier un refus de paiement pour autant qu’une part de responsabilité, pas nécessairement limitée au dol, puisse être imputée à la bénéficiaire de la lettre de crédit, ce qui ne pouvait être retenu dans le cas d’espèce.
Pour sa part, la société intimée (Y. GmbH) soutenait que le droit anglais n’entrait pas en considération puisqu’il ne régissait que le contrat sui generis qu’elle avait conclu avec la banque. C’est l’occasion pour notre Haute Cour de préciser que le droit suisse, supposé applicable, n’aurait pas conduit à un autre résultat dès lors que l’abus de droit n’est admis que de façon très restrictive, lorsque le vice affectant le rapport de valeur est particulièrement grave.
Le grief d’arbitraire dans l’application du droit anglais n’étant pas fondé, le recours et la requête provisionnelle en interdiction de paiement de la lettre de crédit ont dès lors été rejetés par le Tribunal fédéral.