L'imposition duale
Après le secret bancaire, la fin du gain en capital ?
Fabien Liégeois
Le Conseil fédéral a rendu public le 19 septembre 2014 son rapport sur « l’imposition duale du revenu » (duale Einkommenssteuer). La réforme envisagée impliquerait un profond changement de conception et une refonte du régime d’imposition du revenu en Suisse. Pour mesurer les enjeux, il y a lieu de mettre en perspective les grandes lignes du système actuel (I.) avec celles du système étudié (II.), avant de le commenter brièvement (III.). L’assiette du revenu étant harmonisée au niveau fédéral depuis plus d’une décennie, l’analyse vaut pour l’impôt fédéral et les impôts cantonaux.
(I.) Pour l’heure, le revenu imposable en Suisse est un revenu global net (Grundsatz der Gesamtreineinkommensbesteuerung). Cela signifie que chacun des éléments particuliers du revenu se mélange dans un « pot commun » pour servir au calcul de l’impôt. Une telle imposition repose sur le principe de la capacité économique, lequel vise à garantir l’égalité de traitement entre les contribuables. L’approche est fonctionnelle : ce sont des situations de fait que l’on compare au-delà de la forme ou des structures juridiques.
Le revenu global net du contribuable résulte en effet de l’addition des différents types d’avantages économiques saisis par la loi sans égard à la source du revenu (travail, terre ou capital). Des exceptions existent (cf. infra). En termes juridiques, le salaire du contribuable, la valeur locative d’un immeuble ou les intérêts versés par la banque s’additionnent pour former le revenu brut. L’assiette imposable procède de la transformation d’éléments hétérogènes en un ensemble homogène : le revenu global (ou unique). Les différents revenus, au sens juridique, sont ainsi regroupés pour appréhender la variation positive du patrimoine de l’individu au cours de la période fiscale, ce qui apparaît comme son revenu économique.
(II.) Ce système se démarque des modèles français et britannique d’imposition du revenu par catégories (cédulaire ; boxes), lesquels opèrent des distinctions entre les revenus selon leur source et leur appliquent des taux différenciés. Entre le régime helvétique et le régime français, on trouve ce que le Conseil fédéral qualifie « d’imposition duale du revenu », à savoir un modèle qui consiste à séparer, d’une part, revenus du travail et, d’autre part, revenus du capital. Cette dichotomie permet d’appliquer un taux proportionnel, et, relativement faible, aux « rendements de la fortune » pour favoriser l’investissement et limiter les effets de l’inflation. L’idée est d’octroyer une prime de risque aux entrepreneurs. En revanche, la progressivité du taux est maintenue pour les produits du travail. De nombreux Etats du nord de l’Europe pratiquent déjà « l’imposition duale » (not. Danemark, Finlande, Suède et Norvège, voir le Rapport, p. 19-22).
On précisera, à ce stade, que le système d’imposition du revenu en Suisse connaît déjà une exception pivotale : le gain en capital. Ce type de revenu est exonéré lorsqu’il est réalisé par un particulier dans le cadre de l’aliénation d’un élément de sa fortune privée. On en trouve d’autres, comme l’imposition partielle des dividendes et le traitement de certains revenus de la prévoyance. Alors quels sont les objectifs que vise l’imposition duale du revenu ? Quels sont les écueils ?
(III.) Le Conseil fédéral déclare que le passage à une imposition duale du revenu favoriserait la neutralité du système fiscal, en particulier sur les plans de l’investissement et du financement. Il prédit que la réforme aurait un effet d’incitation à l’accumulation du capital, laquelle « entraîn[e] généralement une augmentation du PIB ». Si cette prévision est audacieuse, baisser le taux d’imposition du capital contribuera en effet à réduire le « lock-in effect », à savoir le maintien d’une position pour différer le paiement de l’impôt. Il est aussi raisonnable de penser que le régime étudié s’accompagnerait de simplifications administratives ce que relève l’exécutif. L’imposition duale supprimerait en outre la différence de traitement qui existe entre gain en capital issu de la fortune privée et issu de la fortune commerciale.
Pour autant, le Conseil fédéral estime : « que l’introduction d’un impôt dual sur le revenu n’est pas indiquée pour le moment ». Il avance principalement trois raisons : (i.) risque de diminution des recettes fiscales, (ii.) réduction de l’autonomie des cantons et (iii.) incidence négative sur la capacité économique des citoyens. Le Conseil fédéral manque de souligner que (iv.) séparer revenus du travail et revenus du capital renforcerait le poids de l’apparence juridique au détriment de la réalité économique. Sur conseil, le premier peut en effet prendre la forme du second.
Qu’il partage ou non l’avis du Conseil fédéral, le lecteur du rapport s’étonnera peut être d’y trouver des arguments qui semblent tempérer l’apparente fermeté de la position finale. Si la stratégie de l’exécutif est un rien mystérieuse, le débat est lancé. On aura sans doute l’occasion de se demander s’il est « juste » d’imposer moins lourdement les revenus de la fortune alors que la mesure du sacrifice est souvent plus importante pour ceux qui ne perçoivent « que » les fruits de leur travail. Et puis, l’idée d’en finir avec les gains en capital, après le secret bancaire, peut-elle laisser les Suisses sans voix ?