Entraide fiscale
La Cour européenne des droits de l’homme face au secret bancaire
Fabien Liégeois
Le verdict de la chambre est tombé : pour les sept juges, unanimes, la Suisse n’a pas violé la Convention européenne des droits de l’homme en autorisant la transmission de données bancaires dans le cadre de « l’affaire UBS ». Le 22 décembre 2015, la Cour EDH rendait public son arrêt dans l’AFFAIRE G.S.B. c. SUISSE (n° 28601/11) concernant un ressortissant saoudien et américain résident de Miami. Celui-ci se plaignait du fait que l’Administration fédérale des contributions avait transmis son identité et des données relatives aux comptes bancaires qu’il détenait en Suisse entre 2001 et 2008 à sa contrepartie américaine (Internal Revenue Service). Après que le TAF l’eut débouté en dernière instance nationale, le Requérant soulevait deux griefs devant la Cour. Le droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance (CEDH 8), d’une part, et l’interdiction de la discrimination (CEDH 14 cum 8), d’autre part. L’arrêt retrace avec concision la séquence – historique – des événements ayant précipité la chute du secret bancaire helvétique, à l’exception peut-être de cette décision de mars 2009 où le TAF avait laissé entendre que l’UBS avait abusé de sa position d’intermédiaire qualifiée. Dans cette affaire, comme souvent, le droit est né du fait. On s’attachera, en conséquence, à condenser les faits sans les trahir. On présentera ensuite les questions posées à la Cour et son appréciation.
L’affaire remonte à 2008 lorsqu’un ancien employé de la banque suisse dénonce ses pratiques à la justice américaine. En échange du paiement d’une somme de CHF 780 millions, le « Department of Justice » consent à une suspension des poursuites pénales contre la banque le 18 février 2009. Le lendemain, l’IRS, en charge du dossier, introduit une procédure civile et conclut à la transmission d’informations concernant quelque 52’000 comptes en Suisse. La banque doit surmonter un dilemme. Répondre à la demande là-bas, l’exposerait ici. En transmettant ces informations aux Etats-Unis, UBS violerait le droit suisse. Refuser de coopérer pourrait entraîner une « réactivation » des poursuites pénales et peut-être sa faillite. Une conciliation extrajudiciaire est-elle envisageable ? On se souvient que le droit interne distingue deux infractions lorsqu’un contribuable omet de déclarer ses revenus ou avoirs au fisc. Et la soustraction, contrairement à la fraude, n’autorise pas la levée du secret bancaire. Cette dichotomie fondée sur le modus operandi a été reprise dans la CDI de 1996 avec les Etats-Unis, à ceci près que l’entraide s’y étend aux comportements assimilables à des fraudes (« fraud or the like »). Or la plupart des cas pour lesquels l’IRS entend obtenir des données, environ 4200 (dont celui du Requérant) sur 4450, peuvent, au mieux, être qualifiés de « soustractions continues de montants importants d’impôt ». Pour contourner le problème et délivrer UBS de son dilemme, le Conseil fédéral prépare, à la hâte, un accord avec les Etats-Unis censé préciser le sens de la CDI-96. L’accord mutuel est signé en août 2009 (Accord UBS). Au moment de l’appliquer, le TAF juge qu’- au lieu de préciser la CDI-96 – il y déroge. L’exécutif reprend alors les négociations afin de donner à celui-là un « rang » identique à celle-ci. L’Assemblée fédérale approuve le texte modifié (Protocole 10) en juin 2010 et décide de le soustraire au référendum facultatif. L’Accord UBS est ainsi devenu « Convention-10 ». Pourtant, l’art. 141 al. 1 let. d ch. 3 CST prévoit que sont soumis au référendum facultatif les traités internationaux qui « contiennent des dispositions importantes fixant des règles de droit ou dont la mise en œuvre exige l’adoption de lois fédérales ». Dans le cas du Requérant, l’AFC avait rendu une décision ordonnant à l’UBS de lui remettre les renseignements le 1er septembre 2009. Ceux-ci furent finalement transmis à l’IRS le 14 décembre 2012, mesure contre laquelle le requérant saisit le TAF puis la CEDH.
Les arguments du Requérant ont amené la Cour à examiner en détail trois questions : (i.) La Convention-10 contient-elle des dispositions importantes en sorte que la soustraire au référendum facultatif violerait la constitution ? (ii.) Les contribuables étrangers ayant confié leur argent à des banques suisses en se fiant à cette dualité entre fraude et soustraction pouvaient-ils raisonnablement s’attendre à être protégés ? (iii.) Le Requérant s’est-il vu appliquer l’Accord UBS de façon anticipée, à savoir avant que l’Assemblée fédérale n’approuve sa modification ?
La Cour a rejeté toutes les objections du Requérant. Elle a certes reconnu l’ingérence dans le droit à la protection de la vie privée et la correspondance du Requérant. Les informations bancaires sont en effet des données personnelles que protège l’article 8 CEDH. Cette disposition justifie toutefois les ingérences « prévue[s] par la loi », visant un but légitime, et « nécessaire[s] dans une société démocratique ». Pour être compatible avec la « prééminence du droit », la Cour rappelle que la loi examinée doit être « suffisamment accessible et prévisible ». Juger du bien-fondé de la mesure supposait ainsi qu’elle examinât la validité formelle et matérielle de la loi appliquée au Requérant.
i. Que la Convention-10 ait été soustraite au référendum importait peu en l’espèce, car la Cour « se désintéresse largement de la procédure qui a pu mener à l’adoption de telle ou telle loi ». Son pouvoir de cognition ainsi limité à l’arbitraire, elle a jugé que le processus législatif décrit plus haut y résistait. Chacun jugera. On appréciera en se souvenant qu’étant indéterminée la notion de « dispositions importantes » confère, naturellement, une certaine latitude de jugement. Cela dit, la particularité du régime démocratique suisse n’est-elle pas de laisser le dernier mot au peuple ? La Cour a tranché à l’unanimité, on l’a vu : cette question n’est pas la sienne.
ii. Le Requérant se plaignait en outre du caractère rétroactif de la mesure dès lors que les règles de l’entraide ont changé en 2009 au plus tôt et que les renseignements demandés portaient sur les périodes 2001 à 2008. Sans hésiter, la Cour a rappelé que les dispositions de nature procédurale, comme les règles d’entraide en matière fiscale, peuvent s’appliquer à des états de fait qui précèdent leur entrée en vigueur. La non-rétroactivité des lois vaut pour les règles matérielles. Non sans esprit, la Cour a souligné qu’ « on ne saurait prétendre que la pratique auparavant restrictive des autorités suisses en matière d’entraide administrative fiscale avait pu créer dans le chef du requérant l’attente de pouvoir continuer à placer ses avoirs en Suisse en restant à l’abri de tout contrôle de la part des autorités américaines compétentes, ou même seulement de l’éventualité de contrôles rétroactifs ».
iii. Concernant l’application anticipée de l’Accord UBS, la décision du 1er septembre 2009 ne manquait pas de base légale, car elle devait « simplement permettre à l’AFC d’examiner si les conditions de l’entraide étaient remplies ». Toujours selon la Cour, l’application immédiate de celui-ci fut confirmée lorsque l’Assemblée fédérale approuva le Protocole 10 qui le modifiait.
Au reste, la mesure visait un « but légitime ». Le règlement du conflit entre l’UBS et l’IRS était en effet de nature à contribuer « au bien-être économique du pays ». La protection de la confidentialité pouvait ainsi « s’effacer devant la nécessité d’enquêter sur des infractions pénales ». Pour les mêmes raisons, la Cour a nié le caractère discriminatoire de la mesure. L’ultime paradoxe de l’affaire UBS ou G.S.B. contre SUISSE n’est-il pas de nous forcer à reconnaître que le « bien-être économique du pays » justifiait la fin du secret bancaire ? En tout cas, le droit y est né du fait.