Relations Suisse-UE
Entre protection et rétorsion : l’ordonnance sur les plates-formes de négociation étrangères
Jeremy Bacharach
Dès le 1er janvier 2019, les plates-formes de négociation (PN) étrangères devront obtenir une reconnaissance de la FINMA lorsqu’elles négocient des actions de sociétés suisses cotées en Suisse. Les PN ayant leur siège au sein de l’Union européenne (UE) ne pourront toutefois pas être reconnues si l’UE n’accorde pas à la Suisse l’équivalence boursière. En ce qui concerne les PN situées hors de l’Union européenne, la FINMA a d’ores et déjà octroyé une reconnaissance d’office à trente PN étrangères, dont, notamment, le NYSE, le Nasdaq, le Chicago Stock Exchange et les bourses de Singapour et Johannesburg (cf. ci-dessous). Les autres PN étrangères obtiendront ladite reconnaissance d’office ou sur demande.
Telle sera la situation juridique dès le début de l’année prochaine si l’UE persiste dans sa menace de retirer à la Suisse l’équivalence boursière. Pour rappel, sans l’octroi de l’équivalence boursière, les entreprises d’investissement européennes (art. 4 § 1 al. 1 MiFID) auraient en principe l’interdiction de négocier – ou de faire négocier par des maisons de titres – des titres de participation sur les PN suisses si celles-ci sont déjà cotées ou négociées sur des PN européennes (art. 23 MiFIR). Une telle mesure conduirait à une baisse importante du volume de négociation des PN suisses et affecterait donc sensiblement la liquidité du marché de capitaux suisse. La liquidité des titres les plus importants en termes de volume et de capitalisation, qui sont en principe également négociés dans l’UE, serait particulièrement touchée.
Dans la soirée du 30 novembre 2018, les autorités suisses ont dévoilé ce qui serait leur réponse si cette menace venait à exécution. Au-delà des vives questions politiques que les négociations Suisse-UE suscitent, le présent article vise à présenter la structure et le contenu juridique de ces textes.
Le Conseil fédéral a adopté le 30 novembre 2018 une « Ordonnance concernant la reconnaissance de plates-formes étrangères pour la négociation de titres de participation de sociétés ayant leur siège en Suisse » (RO 2018 4293, RS 958.2, ci-après « ORPE »). Cette ordonnance, fondée directement sur l’art. 184 al. 3 Cst – qui autorise le Conseil fédéral à adopter des mesures de sauvegarde de l’intérêt du pays – et accompagnée d’un rapport explicatif, est d’ores et déjà entré en vigueur le 30 novembre 2018 à 20h (art. 6 ORPE).
Fondamentalement, l’ORPE crée une interdiction pour les PN étrangères de négocier des titres de participations (cf. art. 2 let. i LIMF) de sociétés suisses cotées ou négociées en Suisse à moins d’obtenir une reconnaissance de la FINMA (art. 1 al. 1 ORPE). Soulignons que cette obligation s’applique à toutes les PN étrangères, indépendamment de leur siège et n’est en rien limitée à celles sises dans l’UE. Cette reconnaissance est indépendante de l’obligation d’obtenir une reconnaissance en application de l’art. 41 LIMF.
La FINMA octroie ladite reconnaissance sur demande, à deux conditions : (i) la PN étrangère est soumise à une réglementation et à une surveillance appropriée (art. 2 al. 1 let. a ORPE) et (ii) n’a pas son siège dans « une juridiction qui soumet ses participants au marché à des règles restreignant la négociation, sur des [PN] suisses, de titres de participation de sociétés ayant leur siège en Suisse et ainsi entrave de manière substantielle la négociation de tels titres de participations sur des [PN] suisses » (art. 2 al. 1 let. b ORPE). L’ORPE prévoit que le Département fédéral des finances publie une liste de ces juridictions (art. 3 al. 3 ORPE).
C’est ici que l’étau se resserre : dans une publication du même jour, le DFF considère que l’Union européenne, y compris tous ses Etats membres, constituent une telle juridiction au sens de l’art. 2 al. 1 let. b ORPE. Il s’ensuit que les PN ayant leur siège dans l’UE ne peuvent pas obtenir la reconnaissance prévue par l’art. 1 al. 1 ORPE : elles n’ont donc plus le droit de négocier les actions de sociétés suisses cotées ou négociées en Suisse.
Par renvoi de l’art. 5 ORPE, la FINMA dispose de la palette de mesures prévues par les art. 44ss LFINMA pour sanctionner les PN étrangères violant l’ORPE.
La FINMA est chargée d’informer les PN concernées avant le 31 décembre 2018 (art. 3 al. 1 ORPE) et de publier une liste de toutes les PN étrangères reconnues (art. 3 al. 2 ORPE). Comme mentionné ci-dessus, elle a d’ores et déjà fait usage de ses prérogatives et a autorisé par la voie d’une décision collective d’office (cf. art. 2 al. 2 ORPE) 30 PN étrangères, pour la plupart américaines. En l’état, aucune de ces plates-formes n’est toutefois titulaire d’une reconnaissance au sens de l’art. 41 LIMF, ce qui suscite des interrogations quant à la stratégie suivie par la FINMA.
L’ORPE prévoit enfin un régime d’autorisation provisoire permettant d’accéder au PN suisses pour les participants étrangers ayant requis une autorisation au sens de l’art. 40 LIMF (art. 4 ORPE) ainsi qu’un régime spécifique pour les entreprises en dual-listing (art. 1 al. 2 ORPE).
Les communiqués publiés dans ce contexte par le Conseil fédéral, la FINMA et SwissBanking ne facilitent pas toujours la compréhension du but et des effets de cette nouvelle loi. Économiquement, l’ORPE vise à protéger la liquidité du marché suisse en limitant un déplacement massif de la liquidité boursière vers les PN européennes, notamment pour les sociétés suisses présentant la plus grande capitalisation : ces PN ne pourraient en effet plus négocier des actions suisses cotées en Suisse. Dans la vision du Conseil fédéral, ces mesures permettraient de rapatrier des capitaux étrangers sur les PN suisses – principalement le SIX et le BX – et seraient donc à même de compenser la perte des investissements européens dans l’hypothèse où la Suisse perdrait l’équivalence boursière. Bien plus qu’une « mesure de protection », comme la présente le rapport explicatif, il s’agit bien d’une mesure de protectionnisme du marché intérieur suisse. Mais l’ORPE a l’élégance de faire d’une pierre deux coups : il s’agit également d’une mesure de rétorsion à l’encontre de la place financière européenne qui perd désormais la possibilité d’organiser la négociation d’actions suisses.
Les défis demeurent nombreux pour le Conseil fédéral et pour la FINMA : économiques, une limitation de la libre circulation des capitaux entre la Suisse et l’UE, même mitigée par les mesures adoptées par le Conseil fédéral, affectant l’intégrité et le fonctionnement des marchés financiers suisses ; juridiques, la FINMA ayant à sanctionner des entreprises situées hors du territoire suisse ou n’ayant que des liens superficiels avec la Suisse, ce qui poserait d’évidentes difficultés ; et politiques, soit la recherche ardue et inachevée d’un équilibre entre l’indépendance de la Suisse et l’accès au marché unique européen.