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Union européenne

Les intérêts abusifs ?

Dans un arrêt de grande chambre « Gómez del Moral Guasch c. Bankia » (aff. C-125/18) du 3 mars 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché une question controversée. La problématique portait sur l’obligation pour le juge national de contrôler d’office le caractère clair et compréhensible d’une clause portant sur l’objet principal d’un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur. La Cour a précisé que cette obligation vaut indépendamment de la transposition intégrale dans l’ordre juridique interne de l’État membre de la Directive 93/13/CE concernant les clauses abusives.

In casu, M. Marc Gómez del Moral Guasch conclut un contrat de prêt hypothécaire avec l’établissement de crédit Bankia SA pour un montant d’environ EUR 132’000 visant à financer l’acquisition d’un logement. Le point 3bis du contrat contient une clause en vertu de laquelle le taux d’intérêt varie en fonction de l’indice de référence fondé sur les prêts hypothécaires (IRPH) des caisses d’épargne espagnoles. Le consommateur invoque le caractère prétendument abusif de ladite clause devant le Tribunal de première instance de Barcelone. La juridiction nationale relève que l’indexation des intérêts sur la base de cet indice de référence est moins favorable que celle calculée sur la base du taux moyen du marché interbancaire européen (Euribor), qui serait utilisé dans 90 % des prêts hypothécaires en Espagne. En termes de coûts, la différence entre les deux indexations est de l’ordre de EUR 18’000 à 21’000 par prêt. Cette différence est loin d’être négligeable pour un consommateur : s’agissant d’un prêt hypothécaire d’un montant de EUR 132’000, elle s’élève en effet à 15,9 % du capital emprunté.

La CJUE est saisie par une demande de décision préjudicielle, en application de l’art. 267 TFUE.

En vertu de l’art. 1 par. 2 de la Directive, les clauses contractuelles qui reflètent les dispositions législatives impératives n’entrent pas dans son champ d’application. L’indice de référence prévu par la réglementation espagnole pour les prêts à taux d’intérêt variable n’est toutefois pas obligatoire, les établissements de crédit ayant le choix entre l’IRPH et l’indice Euribor. La CJUE considère donc que la clause du contrat prévoyant un taux d’intérêt variable est soumise aux dispositions de la Directive.

Dans cet arrêt, la CJUE rappelle que le système de protection de la Directive repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel (cf. CJUE, C‑70/17 et C‑179/17, point 49). La Directive oblige ainsi les États membres à prévoir un mécanisme assurant que toute clause contractuelle qui n’a pas fait l’objet d’une négociation individuelle peut être contrôlée afin d’apprécier son caractère éventuellement abusif. L’art. 4 par. 2 de la Directive dispose toutefois que « l’appréciation du caractère abusif d’une clause ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat, ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération (…) pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible ». La transposition de cette disposition étant facultative pour les États membres, et l’Espagne ne l’ayant pas reprise dans son droit interne, l’établissement de crédit espagnol invoque, dans le litige au principal, que le prix et l’équilibre des prestations ne peuvent pas faire l’objet d’un tel contrôle. La CJUE n’est pas convaincue par cet argument. Elle considère que les juridictions nationales « sont tenues » dans tous les cas de vérifier le caractère clair et compréhensible d’une clause portant sur l’objet principal du contrat, tel que le taux d’intérêt variable, et ce indépendamment de la transposition de l’art. 4 par. 2 de la Directive dans l’ordre juridique interne.

Nonobstant la faculté offerte aux États membres de transposer l’art. 4 par. 2 de la Directive, le juge est tenu de contrôler d’office le caractère clair et compréhensible de la clause portant sur l’objet principal du contrat. Cette obligation instaure, par voie jurisprudentielle, une application directe de la Directive dans l’ordre juridique interne de l’État membre. Elle va ainsi plus loin que la théorie de l’effet direct des directives permettant à une partie d’invoquer devant le juge national une disposition qui n’est pas encore transposée.

Concernant le respect de l’exigence de transparence, la CJUE renvoie l’affaire aux juges du fond afin qu’ils vérifient si, dans le cadre de la conclusion du contrat de prêt, Bankia SA a effectivement respecté toutes les obligations d’information prévues par la réglementation nationale.

Le constat du caractère abusif d’une clause contractuelle au sens de la Directive entraîne la nullité du contrat (art. 1303 du Code civil espagnol). La CJUE rappelle qu’en cas de nullité d’une clause contractuelle fixant un indice de référence pour le calcul des intérêts variables d’un prêt, le juge national peut remplacer cet indice par un indice de substitution. Cela permet d’éviter les conséquences financières particulièrement préjudiciables pour le consommateur résultant d’une annulation du contrat de prêt et, en particulier, la restitution immédiate du montant du capital et des intérêts restant dus.

L’arrêt commenté illustre la faculté pour la CJUE de s’immiscer dans les relations contractuelles afin d’instaurer l’équilibre des prestations. L’objectif de la protection des consommateurs ne doit toutefois pas transformer le juge européen en tuteur de ces derniers. Nous imaginons que les circonstances particulières du cas d’espèce, et notamment le choix de Bankia SA d’utiliser un indice de référence bien plus rémunératoire que celui utilisé dans 90 % des prêts hypothécaires, ont pu conduire le juge à renforcer le contrôle du caractère abusif des clauses au bénéfice du consommateur.