Aller au contenu principal

Union européenne

L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande relatif à l’action de la BCE

L’arrêt historique de la Cour constitutionnelle allemande (Bunderverfassungsgericht ou BVerfG) du 5 mai 2020 censurant l’action de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déjà fait couler beaucoup d’encre (voire a fait tomber l’encrier tout entier). Paradoxalement, peu d’attention a été accordée à son raisonnement juridique et, en particulier, aux arguments soulevés par le BVerfG pour déclarer les décisions de ces deux autorités non seulement illégales, mais ultra vires – soit en violation des compétences qui leur sont octroyées par les traités européens. C’est donc sur les considérants de l’arrêt que le présent commentaire se focalisera.

Les faits sont, en résumé, les suivants. Le 4 mars 2015, la BCE lance le Public sector purchase programme (PSPP). Ce programme consiste en l’achat d’obligations émises par des États membres ou par des institutions quasi-étatiques en Europe. Il a pour but de maîtriser le taux d’inflation au sein de l’Union européenne. 8 % des achats sont effectués par la BCE et les 92 % restants par les banques centrales nationales, dont la Bundesbank allemande. Au 22 mai 2020, le montant total des achats s’élevait à 2,2 billions d’euros.

Plusieurs groupes d’activistes allemands saisissent alors le BVerfG d’un recours contre la participation du gouvernement allemand et de la Bundesbank au PSPP. Leur argument principal est le suivant : le programme violerait l’art. 5 al. 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE), qui impose aux institutions européennes de respecter le principe de la proportionnalité dans l’exercice de leurs compétences. Ils allèguent que les effets globaux du PSPP sur l’économie sont tels que la mesure serait disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi, à savoir la maîtrise de l’inflation. En outre, la BCE n’aurait pas effectué une analyse détaillée des risques de cette mesure, en violation de l’art. 296 al. 2 TFUE.

Conformément aux règles procédurales européennes (art. 256 s. TFUE), le BVerfG saisit alors la CJUE d’une requête de décision préjudicielle. Dans un arrêt C-493/17 Weiss du 11 décembre 2018, la CJUE rejette les griefs des recourants. Son raisonnement est, en substance, le suivant :

  • La BCE jouit d’un large pouvoir d’appréciation lorsqu’elle met en œuvre des programmes de nature technique comme le PSPP. La Cour réduit donc son pouvoir d’examen à la violation manifeste des traités.
  • La mise en place du PSPP a été assortie de suffisamment de précautions et de cautèles, si bien que la BCE n’a pas violé le principe de la proportionnalité.
  • La BCE a expliqué à plusieurs reprises les motifs du lancement du PSPP, que ce soit dans sa décision initiale ou dans ses autres publications. Elle n’a donc pas violé l’art. 296 al. 2 TFUE.

En bonne logique européenne, le BVerfG aurait dû entériner l’arrêt de la CJUE ainsi que l’action de la BCE et débouter les recourants. En effet, la CJUE est l’autorité judiciaire suprême en matière de droit européen, et ses décisions sont en principe contraignantes pour tous les tribunaux de l’Union, cours constitutionnelles incluses.

Mais le BVerfG ne l’entend pas de cette oreille. Dans un long jugement 2 BvR 859/15 du 5 mai 2020, qu’il a pris le soin de traduire en anglais, la Cour constitutionnelle allemande aboutit à la conclusion que la mise en place du PSPP ainsi que l’arrêt Weiss sont tous deux des décisions ultra vires – soit des actes outrepassant les compétences respectives de la BCE et de la CJUE.

En ce qui concerne l’arrêt de la CJUE, Le BVerfG se réfère tout d’abord à l’art. 19 al. 1 TUE : « La Cour de justice de l’Union européenne […] assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités ». De jurisprudence constante, la CJUE doit se fonder sur des méthodes d’interprétation de la loi reconnues dans les États membres. Sur la base d’une analyse de droit comparé, le BVerfG considère que la notion de « proportionnalité » est traditionnellement décomposée en trois étapes : l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité au sens strict, aussi appelée « pesée des intérêts ». Or, le BVerfG estime que la CJUE n’a pas analysé ce dernier élément dans son arrêt relatif au PSPP. En d’autres termes, elle n’a pas examiné (1) s’il existait des intérêts publics ou privés s’opposant à la mise en œuvre du PSPP et (2) si ces intérêts devaient prévaloir sur les intérêts publics ou privés favorisés par le PSPP. De plus, la CJUE a réduit son pouvoir d’appréciation de manière excessive en se limitant à analyser si la BCE avait violé de manière « manifeste » les traités. Il s’ensuit que la CJUE n’a pas respecté son mandat relatif à l’interprétation et à l’application des traités : elle a donc agi de manière ultra vires. Par conséquent, son arrêt n’est pas contraignant pour les juridictions allemandes.

Fort de cette première conclusion, le BVerfG constate que, en l’absence d’un arrêt valable de la CJUE, il lui revient de faire sa propre analyse de l’action de la BCE. Il doit donc examiner, d’une part, si la BCE a satisfait à ses exigences de motivation (art. 296 al. 2 TFUE), et, d’autre part, si ce programme est conforme au critère de la proportionnalité au sens strict.

Le BVerfG aboutit aux conclusions suivantes :

  • Premièrement, les publications de la BCE n’abordent pas les risques liés au PSPP et ne mentionnent pas les intérêts qui s’opposeraient à sa mise en œuvre. Ainsi, rien n’indique que la BCE ait procédé à une analyse rigoureuse du principe de la proportionnalité.
  • Deuxièmement, et surtout, il existe un certain nombre d’intérêts s’opposant à la mise en place du PSPP. Ce programme encourage en effet l’endettement public et privé. Il décourage les politiques budgétaires équilibrées. Il gonfle le credit rating des institutions financières. Il réduit les coûts du crédit pour des entreprises qui seraient autrement insolvables. Il rend les États membres dépendants de la ligne de crédit de la BCE et, en cas d’arrêt du programme, compromettrait donc la stabilité de l’union monétaire. Le BVerfG souligne que cette liste n’est pas exhaustive et mentionne par ailleurs, au fil de l’arrêt, plusieurs autres risques liés au programme. Or, en l’absence d’une motivation précise et rigoureuse de la part de la BCE, il lui est impossible de déterminer si le PSPP est une mesure proportionnelle ou non. Le BVerfG en conclut que la BCE a violé le principe de la proportionnalité dans l’exercice de ses compétences (5 al. 4 TUE et art. 127 al. 1 TFUE).

Pour le BVerfG, la BCE a donc elle aussi agi ultra vires. Partant, le BVerfG fait interdiction à la Bundesbank de participer au PSPP à l’échéance d’un délai transitoire de trois mois et enjoint le Système européen de banques centrales de motiver le caractère proportionné du PSPP à l’aune de l’art. 5 al. 4 TUE.