Aller au contenu principal

Responsabilité du fait du prospectus

Une omission non causale

Contexte

L’affaire concerne cinq investisseurs ayant souscrit des actions (non cotées) d’une société anonyme lors de sa fondation, respectivement lors d’augmentations de capital subséquentes. Ces derniers considèrent avoir été trompés par des informations inexactes contenues dans le prospectus d’émission sur la base duquel ils ont fondé leur décision d’investissement. Ils introduisent une action civile auprès du Handelsgericht contre différentes personnes et entités ayant participé à la rédaction, respectivement la diffusion, du prospectus litigieux, leur réclamant solidairement des dommages-intérêts, notamment sur la base de l’art. 752 aCO (applicable au cas d’espèce en raison du régime transitoire prévu par l’art. 95 al. 4 LSFin).

Statuant en instance unique, l’autorité cantonale retient une omission fautive de la part des défendeurs en lien avec l’établissement du prospectus : l’un d’entre eux s’est abstenu de signaler certains risques dont il avait connaissance ; d’autres n’ont pas pris la peine de vérifier l’exactitude de certaines mentions contenues dans le prospectus. L’action est toutefois rejetée au motif que les investisseurs n’ont pas démontré de lien de causalité entre la violation reprochée et le préjudice subi.

Dans son arrêt 4A_24/2021 du 24 juin 2021, le Tribunal fédéral confirme cette décision, non sans rappeler quelques développements intéressants dont il est question ci-après et qui devraient demeurer pertinents dans les futurs cas d’application de l’art. 69 LSFin.

Discussion

Qu’elle soit fondée sur l’art. 752 aCO ou l’art. 69 LSFin, la responsabilité du fait du prospectus – qui s’étend désormais également à la feuille d’information de base (FIB) et aux autres communications semblables concernant tous les instruments financiers – présuppose la réalisation des conditions usuelles du droit de la responsabilité extracontractuelle, à savoir une violation, un dommage, un lien de causalité et une faute.

À cet égard, il convient de rappeler qu’en présence d’indications viciées, l’investisseur lésé dispose de deux angles d’attaque :

  • d’une part, il peut démontrer que le vice est grave au point qu’il n’aurait jamais souscrit/acquis l’instrument financier concerné ; dans cette hypothèse, le dommage correspond à la perte totale subie (c.-à-d. la dépréciation de l’instrument financier) (Cas 1) ;
  • d’autre part, il peut démontrer que les indications viciées auraient eu pour effet de réduire le prix d’émission/d’acquisition de l’instrument financier, le vice n’étant par hypothèse pas suffisamment grave pour remettre en question le principe même de la souscription/l’acquisition de l’instrument financier ; dans ce cas, le dommage correspond à la moins-value hypothétique (hypothetischer Minderwert), à savoir la différence entre le prix effectivement payé et le prix dont l’investisseur se serait acquitté s’il avait été correctement informé (Cas 2).

Ainsi, en fonction de la stratégie choisie, l’investisseur doit établir qu’il a fondé sa décision d’investissement sur un prospectus vicié et que, mieux informé, il n’aurait pas procédé à cet investissement (Cas 1) ou, alternativement, qu’il n’aurait pas souscrit/acquis les instruments financiers en cause à ce prix (Cas 2) (ATF 132 III 715, consid. 3.2.2).

L’investisseur supporte le fardeau de la preuve, notamment s’agissant du lien de causalité (art. 8 CC). En raison de la difficulté d’apporter cette dernière, la jurisprudence dispense l’investisseur d’apporter une preuve stricte, la « vraisemblance prépondérante » étant suffisante (Beweismass der überwiegenden Wahrscheinlichkeit  ; ATF 130 III 321, consid. 3.3.). Concrètement, l’application de ce standard crée les présomptions naturelles suivantes :

  • si l’instrument financier est acquis sur le marché primaire, les informations contenues dans le prospectus sont présumées causales dans la décision de souscription ;
  • si l’instrument est acquis sur le marché secondaire, on présume que l’information (viciée) contenue dans le prospectus a été causale dans la formation du cours de l’instrument, et ce quand bien même l’investisseur n’aurait pas lu le prospectus (ATF 132 III 715, consid. 3.2.1) ; cette présomption fait d’ailleurs écho à la théorie de l’efficience du marché financier (efficient-market hypothesis [EMH]).

Toutefois, l’application de la vraisemblance prépondérante n’a pas de conséquence sur la répartition du fardeau de la preuve, qui demeure à la charge de l’investisseur (ATF 132 III 715, consid. 3.2.1). Ce dernier doit ainsi toujours satisfaire aux exigences procédurales en matière d’allégation des faits et des moyens de preuve.

Ainsi :

  • si l’investisseur se trouve dans le Cas 1, il doit être à même d’exposer précisément les raisons pour lesquelles il n’aurait pas procédé à l’investissement litigieux, étant rappelé que chaque investisseur a une appétence aux risques qui lui est propre ; sur ce point, le TF semble considérer que plus les expectatives de rendement sont élevées, plus les risques de pertes sont importants, et par voie de conséquence, plus grave devra être le vice dans le prospectus pour justifier des dommages-intérêts à concurrence de la perte sur l’investissement (consid. 6.8.1).
  • si l’on se trouve dans le Cas 2, l’établissement du dommage s’en trouve facilité par une règle de preuve de droit fédéral, à savoir l’art. 42 al. 2 CO, le dommage étant alors déterminé par le juge. Cette disposition ne dispense toutefois pas l’investisseur d’énoncer les bases de calcul afin de permettre au juge de se déterminer, notamment en alléguant les éléments permettant d’établir la moins-value hypothétique (ATF 144 III 155, consid. 2.3, commenté in cdbf.ch/1004/).

En l’espèce, les demandeurs faisaient valoir qu’ils n’auraient jamais souscrit les actions litigieuses s’ils avaient été nantis d’informations exactes et complètes (Cas 1). Cependant, ils n’ont pas explicité pour quels motifs ils se seraient abstenus d’investir si le prospectus avait été conforme, ce qu’ils auraient pu faire notamment en démontrant qu’un tel investissement ne correspondait pas à leur stratégie d’investissement. Ils se sont limités à des considérations relativement générales, se prévalant notamment du fait que certains éléments ne leur avaient pas été révélés, comme l’existence d’un risque de réputation en rapport avec certaines opérations auxquelles aurait participé la société émettrice, ainsi que des conventions préjudiciables aux intérêts de cette dernière. Or, comme l’a retenu l’autorité cantonale – sans que le TF ne critique cette appréciation –, lorsqu’il est attendu qu’un investissement relativement modeste génère un multiple du chiffre d’affaires, voire une introduction en bourse, à brève échéance, tout investisseur raisonnable doit être conscient qu’il existe un risque de perte correspondant. Enfin, les investisseurs n’ayant présenté aucun allégué permettant de poser les bases de calcul pour la fixation d’une moins-value hypothétique (Cas 2), le TF ne peut que confirmer le déboutement de leurs conclusions par l’autorité cantonale.

L’arrêt du TF rappelle qu’il ne suffit pas d’un vice dans le prospectus pour engager la responsabilité de son auteur et souligne l’importance d’une démonstration sans faille du lien de causalité entre le vice en question et le dommage dont la réparation est demandée. Il n’existe pas de présomption naturelle selon laquelle une personne ne procédera pas à un investissement s’il est dûment informé de tous les risques liés à ce dernier. Compte tenu du renforcement du devoir d’information prudentiel des prestataires de services financiers depuis l’entrée en vigueur de la LSFin et le champ d’application plus étendu de la responsabilité encourue par les producteurs d’instruments financiers, ce rappel n’est sans doute pas inutile.