Contrat de mandat
Question d’interprétation à un demi-million, 1 ou 100 options call ?
Fabien Liégeois
Les juristes ne s’attacheraient qu’au verbe. L’idée reçue est presque juste, donc fausse : ils s’entichent aussi d’actes. L’art. 18 al. 1 CO, central dans notre ordre juridique, l’illustre lorsqu’il dispose que la réelle et commune intention des parties prime leurs expressions inexactes. Le parti pris du primat de la volonté n’a, d’ailleurs, rien de propre à la Suisse. Hérité du droit romain, il est conséquemment l’un « des traits dominants des grands codes européens » (cf. Winiger, CR CO I, n. 1 ad art. 18). Cette volonté, qualifiée de subjective (sans crainte du pléonasme), s’établit à la lumière de l’ensemble des circonstances concrètes. Ces dernières devraient inclure la réalité économique. Ce n’est pas tout à fait l’approche qui l’emporte dans cette affaire qui met en scène deux acteurs quelque peu dépassés par un instrument financier, en l’occurrence une option call. Allons aux faits.
Un conseiller en placement externe recommande à Jean d’acquérir 100 options call portant sur les actions de la société cotée Actelion. Jean se rend auprès de sa banque et déclare vouloir réaliser l’opération « immédiatement ». Après avoir ouvert un compte de dépôt à cet effet, l’employée lui présente un récapitulatif de l’ordre de bourse sur lequel il est indiqué, sur la première ligne, « 1 contrat de 100 calls », puis, sur la deuxième et la troisième lignes, « acheter – 100 – call strike 160.- actions [Actelion] ». Jean signe ce récapitulatif. Cela fait, l’employée contacte, à deux reprises, ses collègues de la salle des marchés en vue de passer l’ordre. Jean entend ce que dit l’employée au téléphone ; en revanche, les réponses des traders lui échappent. À la suite de ce rendez-vous, Jean verse fr. 20’000. sur le compte qu’il vient d’ouvrir. La banque lui achète 1 option call au prix de fr. 157.-. Cette option lui donne droit d’acquérir 100 actions Actelion [le sous-jacent] au prix de fr. 160.- [le strike] « d’ici au mois de décembre 2016 » [l’échéance]. La transaction lui coûte fr. 277.20 au total, car la banque facture une commission de 120 francs et prélève 20 centimes de « taxes ». La somme est débitée de son compte, mais Jean ne reçoit pas immédiatement confirmation de son ordre. Lorsqu’il la réclame, l’employée l’invite à consulter le document sur son e-banking.
Puis, un événement change la donne. Des bruits courent : l’action Actelion pourrait faire l’objet d’une offre publique d’achat, ce qui en propulse le cours. Le titre connaît sa plus forte hausse en 16 ans. Jean réalise alors (mais un peu tard) que sa banque lui a acheté un (seul) call et non 100.
Il lui demande réparation et soutient que son dommage correspond à la différence entre la situation patrimoniale dans laquelle il se serait trouvé si la banque avait correctement exécuté son instruction et celle dans laquelle il se trouve en l’absence d’une telle exécution. La Chambre patrimoniale, puis la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud, lui donnent raison et condamnent l’établissement financier à payer plus de fr. 550’000.-, avec intérêts à 5 % l’an.
Par un arrêt 4A_9/2021 du 12 janvier 2022, rendu à cinq juges, le Tribunal fédéral admet le recours de la banque. Il retient les motifs suivants.
Dans une relation execution only, la banque n’agit que sur instructions du client. Pour obtenir réparation, le client doit montrer la réunion des quatre conditions de la responsabilité contractuelle (art. 398 al. 1 CO cum art. 321e al. 1 CO). La première d’entre elles est la violation des obligations découlant du contrat. L’appréciation de la diligence de la banque dépend plus précisément du contenu des instructions du client. Les ordres de bourse sont des manifestations de volonté unilatérales, sujettes à réception, dont l’interprétation répond aux principes généraux. L’art. 18 al. 1 CO, applicable en l’espèce par analogie, accorde, on l’a dit, la priorité à la « volonté subjective » ; le principe de la confiance (art. 1 al. 1 CC cum art. 2 al. 1 CO) n’intervient qu’à titre subsidiaire.
In casu, le Tribunal cantonal a qualifié le contenu de l’ordre de bourse de contradictoire (« 1 contrat de 100 calls » vs. « acheter – 100 – call strike 160.- actions [Actelion] »). Le Tribunal fédéral va s’appuyer sur cette lecture du document pour fonder son jugement et renverser celui de l’instance précédente. Il retient en particulier que Jean aurait acquiescé lorsque l’employée lui a indiqué « vous investissez 155 fr. aujourd’hui » et, si l’action dépasse les fr. 160.-, « c’est là que vous allez faire valoir votre droit à acheter les actions pour les 16’000 francs […] ». Il ajoute encore que Jean « a bien parlé d’achat futur des actions [Actelion] pour 16’000 fr. », ce « qu’a compris l’employée ». Il note enfin que lors « du second entretien téléphonique […], le client a entendu l’employée dire qu’il voulait acheter un contrat sur des calls strike [Actelion], confirmé qu’on reste toujours avec 1 [contrat] et entendu qu’il se verrait débiter 157 fr. plus frais ». Il juge que le Tribunal cantonal a versé dans l’arbitraire : « en retenant que le client ne pouvait pas entendre ce que l’employée disait puisqu’il était sur une autre ligne téléphonique ». Il peut ainsi conclure que « [l]e sens compris par la banque correspondant au sens déclaré par le client, la volonté réelle est établie ». Inutile donc de chercher à objectiver cette volonté.
Autorisons-nous trois remarques.
1° L’instance cantonale supérieure est parvenue à la conclusion que le client entendait spéculer et acheter des produits dérivés pour les revendre avant l’échéance, sans intention d’acheter les sous-jacents en s’appuyant largement sur la transcription des entretiens téléphoniques. Nous en reproduisons un extrait.
- « [Employée] : Donc on est d’accord, vous c’est les 25 000, que des call que vous voulez acheter ?
- [Jean] : Voilà, on s’est compris, ouais ouais
- [Employée] : On est d’accord ?
- [Jean] : … à 160 des call et les 100 actions de call a 160… c’est pas les mêmes que …
- [Employée] : Non, mais c’est celui qu’il [autre employé] m’a donné, c’est celles que vous êtes en train de me dire
- [Jean] : Les call à 160…
- [Employée] : Ouais, le call strike à 160 qui arrive à échéance en décembre 2016
- [Jean] : Voilà exactement
[…]
- [Employée] : Pas les actions à la finalité, que les call ?
- [Jean] : Voilà
- [Employée] : Ouais, non, c’est bien juste
- [Jean] : C’est 100 call strike à 160, pas les actions »
Reconnaissons que la forme de ces échanges en obscurcit le fond. Il reste que Jean exprime sa volonté d’acquérir 100 options call lorsqu’il répond « voilà » à l’employé qui lui dit : « pas les actions ». Il n’est, en tous les cas, pas « manifestement insoutenable » de le comprendre ainsi. Outre la teneur des déclarations de volonté, l’art. 18 al. 1 CO exige de prendre en compte le contexte. En l’espèce, le conseiller en investissement de Jean est venu témoigner pour dire « que le conseil qu’il [lui] avait donné avait pour but de limiter le risque en cas de perte ». L’achat d’une option call présente certes un risque élevé en raison de l’effet de levier, mais limité au montant de l’investissement, soit la prime acquittée. Jean avait déclaré être prêt à perdre la totalité de ce qu’il investirait, ce qui donne à penser qu’il avait en tête la prime, non la détention des actions. Les usages, en l’occurrence celui du monde bancaire et financier, importent également pour déterminer la volonté réelle des parties. Or il est très fréquent en pratique que l’investisseur acquière une option sans dessein de l’exercer. Ce type d’instruments cotés peuvent être transférés avant échéance. L’investisseur n’a ainsi nullement besoin de disposer des liquidés nécessaires à l’exercice des options (donc à l’achat des actions) au moment de les acquérir (les options). Le financement peut venir plus tard. Les deux étapes sont bien distinctes, d’un point de vue économique.
2° Il nous semble à vrai dire discutable de considérer que l’ordre de bourse est contradictoire : la première ligne est celle qui prête à confusion puisqu’elle indique « 1 contrat de 100 calls » (contrairement aux deux autres où il est mentionné : « acheter – 100 – call strike 160 »). Or l’expression ambiguë peut être comprise comme suit par un néophyte : « je souhaite réaliser 1 opération consistant à acquérir 100 calls ». Le client pouvait ainsi raisonnablement partir de l’idée qu’il avait conclu un contrat portant sur 100 calls (eux-mêmes permettant l’acquisition de 100 actions).
3° Il serait curieux que Jean reçoive un tuyau, décide de s’y fier, se rende à la banque, ouvre un compte à cet effet pour ne risquer finalement que fr. 157.-, ce d’autant que les frais excèdent en proportion 75 % du montant investi ([120 + 0,20] / 157). Le fait de déposer fr. 20’000.- sur son compte tend également à accréditer sa thèse. C’est vrai qu’il lui aurait suffi de télécharger la confirmation de l’ordre de bourse pour s’apercevoir qu’il n’avait acquis qu’une seule option. Malgré les 71 connexions de Jean au système d’e-banking, la banque n’a toutefois pas pu prouver qu’il en avait effectivement pris connaissance. Cet élément ne peut donc pas être retenu contre lui.
Il n’est pas évident de conclure, comme le Tribunal fédéral, que ce qu’a déclaré le client correspondait à sa volonté réelle, d’autant plus que son pouvoir de cognition était limité à l’arbitraire sur cette question de fait. Quelque chose d’autre aurait-il convaincu les juges ? Le conseil qu’a reçu Jean peut sembler suspect, tout comme son empressement à transmettre l’ordre. Ce n’est qu’une hypothèse. Quand le verbe est confus et les actes hésitants, pourquoi ne pas tenter de lire entre lignes ?