Aller au contenu principal

Blanchiment d’argent

Un acte illicite ouvrant la voie au séquestre LP ?

Le lésé d’un acte de blanchiment commis par un débiteur étranger peut-il requérir le séquestre LP de valeurs patrimoniales situées en Suisse ? Dans l’arrêt 5A_709/2018 destiné à publication, le Tribunal fédéral examine la condition du lien suffisant de la créance avec la Suisse en tant que condition de recevabilité du séquestre selon l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP.

Dans le cadre d’une procédure pénale en Italie, Marc est accusé d’abus de confiance (appropriazione indebita) pour avoir détourné plus d’EUR 100 millions en encaissant le paiement de droits de diffusion télévisuelle à des prix artificiellement gonflés.

En résumé, une société sise en Italie payait les droits de diffusion, à un prix surfait, à une société sise en Irlande – détenue par Marc – qui à son tour transférait les sommes encaissées sur un compte ouvert auprès d’une banque à Lugano. Ce compte était détenu par deux sociétés offshores dont Marc était l’actionnaire.

Marc n’est finalement pas condamné par la justice italienne pour cause de prescription. Les lésés se tournent donc vers la Suisse et requièrent le séquestre du compte ouvert auprès de la banque à Lugano. La requête de séquestre est fondée sur l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP, Marc étant un citoyen américain résidant aux États-Unis. Les tribunaux tessinois ont des appréciations opposées ; le séquestre est toutefois finalement obtenu en dernière instance cantonale.

Avant d’examiner l’analyse du Tribunal fédéral, la motivation des créanciers séquestrants ainsi que le raisonnement du Tribunale d’appello du Tessin méritent d’être brièvement exposés :

  • En substance, les créanciers séquestrants avancent que le lien suffisant avec la Suisse existe du fait que le lieu du résultat de l’abus de confiance relatif au paiement des droits de diffusion se situe en Suisse, auprès de la banque à Lugano. Ils se fondent ainsi sur l’infraction à l’origine des actes reprochés pénalement à Marc.
  • Le Tribunale d’appello du Tessin prononce le séquestre en se fondant sur un critère de rattachement différent de celui avancé par les créanciers séquestrants. Il rejette en effet leur argument au motif que le résultat de l’abus de confiance invoqué s’était déjà produit en Irlande ; la société italienne ayant versé le prix des droits de diffusion à une société sise en Irlande. La cour cantonale retient toutefois que le versement intervenu ultérieurement sur un compte bancaire en Suisse pouvait être constitutif de blanchiment d’argent (art. 305bis CP), dont le lieu du résultat serait en Suisse.

Sur recours des débitrices séquestrées, le Tribunal fédéral doit examiner si un cas de séquestre existe au sens de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP, soit plus précisément, si la créance litigieuse présente un lien suffisant avec la Suisse.

L’art. 271 al. 1 ch. 4 LP concerne le séquestre dirigé contre un débiteur domicilié à l’étranger (Ausländerarrest) ; celui-ci est admis sous deux conditions alternatives : (i) la créance présente un lien suffisant avec la Suisse, ou (ii) le créancier est au bénéfice d’une reconnaissance de dette. Notre arrêt porte sur la première condition.

Le Tribunal fédéral rappelle à titre liminaire que la simple localisation en Suisse de valeurs patrimoniales ne constitue pas un rattachement suffisant. Une créance présente un lien suffisant avec la Suisse notamment si (i) les juridictions suisses sont compétentes selon les règles de rattachement de la LDIP ou (ii) la créance est soumise au droit suisse. Il n’est par ailleurs pas nécessaire que le lien avec la Suisse soit prépondérant par rapport au lien avec d’autres Etats.

La règle de rattachement pertinente en l’occurrence est l’art. 129 al. 1 LDIP qui fonde la compétence des tribunaux suisses du lieu du résultat d’un acte illicite.

In casu, le Tribunal fédéral confirme tout d’abord l’avis de la cour cantonale selon lequel le motif avancé par les créanciers séquestrants ne remplit pas les exigences de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP. Le lieu du résultat de l’abus de confiance relatif au paiement des droits de diffusion se situe en effet en Irlande et non en Suisse.

En s’appuyant sur l’ATF 129 IV 322, le Tribunal fédéral poursuit en rappelant qu’un acte de blanchiment d’argent commis en Suisse constitue un acte illicite (art. 41 CO) et, partant, admet que la prétention du lésé peut avoir un lien suffisant avec la Suisse en vertu des critères de rattachement de l’art. 129 al. 1 LDIP. En d’autres termes, le lésé de l’infraction préalable à un acte de blanchiment commis en Suisse par un débiteur étranger dispose, en règle générale, d’une créance présentant un lien suffisant avec la Suisse au sens de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP.

Cela étant, le Tribunal fédéral rappelle que le créancier séquestrant doit alléguer les faits constitutifs du cas de séquestre et produire les moyens de preuve qui permettent de les rendre vraisemblables (art. 272 al. 1 LP). Dans notre cas d’espèce, il revient donc au créancier de rendre vraisemblable la réalisation d’un cas de blanchiment au sens de l’art. 305bis CP.

En l’occurrence, les créanciers séquestrants n’avaient aucunement avancé le motif du blanchiment d’argent. Dans ce contexte, le Tribunale d’appello du Tessin a outrepassé son pouvoir d’examen en analysant un point de rattachement qui n’avait pas été soulevé par les requérants. En d’autres termes, le Tribunal fédéral estime que la cour cantonale n’aurait pas dû examiner d’office la réalisation d’un cas de blanchiment.

Ce faisant, le Tribunale d’appello du Tessin a versé dans l’arbitraire. Le recours est admis et le séquestre annulé.

Cet arrêt – bien que sévère à l’égard des créanciers séquestrants – est bienvenu à deux égards.

Premièrement, le Tribunal fédéral confirme l’existence d’un potentiel lien suffisant avec la Suisse dans un cas où le créancier fait valoir un acte de blanchiment commis en Suisse par un débiteur étranger. Un doute persistait à ce sujet en raison d’un ancien arrêt du Zürcher Obergericht ayant nié un cas de séquestre dans un tel contexte (arrêt NN990019 du 26 février 1999 rapporté in : Breitschmid P., PJA 1999, 1022, n. 3.2.7).

Deuxièmement, cet arrêt rappelle au créancier séquestrant qu’il porte le fardeau de l’allégation et de la motivation d’un cas de séquestre. Dans l’hypothèse d’une requête fondée sur un acte illicite contre un débiteur à l’étranger, le créancier séquestrant doit donc en pratique (i) identifier l’acte illicite pertinent et (ii) alléguer les faits qui le rende vraisemblable.