Aller au contenu principal

Initial Coin Offering

Quand les jetons (tokens) d’investissement deviennent-ils des valeurs mobilières ?

Dans un arrêt du 16 janvier 2024 (B_4185/2020), le Tribunal administratif fédéral (TAF) a confirmé une décision de la FINMA du 19 juin 2020 constatant qu’une société suisse et l’un de ses administrateurs avaient conduit, en qualité de groupe, une activité illicite de négoce de valeurs mobilières, faute d’autorisation, en tant que maison d’émission ayant offert au public, à titre professionnel, des valeurs mobilières sous la forme de jetons (tokens) d’investissement.

Dans le cadre d’une initial coin offering (ICO) auprès d’un émetteur étranger, la société suisse et l’un de ses administrateurs ont acheté des tokens. Ces jetons n’étaient pas pleinement fonctionnels, mais devaient donner droit par la suite à d’autres jetons qui eux seraient fonctionnels. La société suisse proposait par le biais d’un site internet accessible au public d’acquérir les jetons. La FINMA a ouvert une procédure d’enforcement considérant que cette activité était illicite. Cette procédure a abouti à la décision de la FINMA précitée.

La question centrale pour le TAF était de savoir si les jetons étaient des valeurs mobilières, en dépit de certaines restrictions à la transférabilité contenues dans la documentation de l’ICO. Le fait que l’émetteur était une société étrangère n’a pas eu d’incidence matérielle sur la qualification juridique des jetons émis, dès lors qu’ils présentaient une équivalence fonctionnelle par rapport aux formes de valeurs mobilières typiquement émises selon le droit suisse.

Compte tenu de leur forme dématérialisée, les jetons ne pouvaient être que des droits-valeurs, la notion de droits-valeurs inscrits n’étant pas encore en vigueur au moment des faits. Or, le TAF constate que ni la LIMF ni l’OIMF ne définissaient les droits-valeurs (à l’époque le renvoi explicite au CO ne figurait pas dans l’art. 2 let. b aLIMF). Si la notion de droit-valeur figurait bien dans le CO, le TAF relève que la notion de droit-valeur dans la LBVM a précédé son introduction dans le CO, de sorte que ces deux notions ne se confondent pas nécessairement, bien que la doctrine majoritaire soit d’un avis contraire.

Le TAF discute ensuite de la question de la fongibilité qui joue un rôle doctrinal clé dans la définition de valeur mobilière. Selon le TAF, la notion de fongibilité de la LTI est similaire à celle sous-tendant la notion de valeurs mobilières au sens du droit boursier, à ceci près que la notion de valeurs mobilières exige en plus que les valeurs concernées soient susceptibles d’être diffusées en grand nombre (massenweisen Handel). Si le TAF observe que les droits doivent en principe être transférables ou cessibles, l’existence de restrictions à la transférabilité qui ne suppriment pas totalement la possibilité d’une cession ou d’un transfert ne font pas perdre à un instrument son caractère fongible. Ainsi, un droit qui ne peut être transféré que dans le cadre d’un cercle restreint de personnes demeure fongible, de même que les droits qui ne sont pas susceptibles d’être diffusés en grand nombre peuvent également constituer des droits fongibles au sens de LTI.

S’agissant de jetons émis sur une blockchain, le TAF souligne qu’il est nécessaire de déterminer la nature des droits contenus dans les jetons ou des droits représentés par ceux-ci afin de pouvoir définir les dispositions juridiques applicables (substance over form). S’appuyant sur le Guide pratique FINMA sur les ICO (cf. Lepori, cdbf.ch/998/), le TAF rappelle que les jetons émis dans le cadre de préfinancement (aussi appelés « voucher token »), certes non fonctionnels, mais négociables, doivent généralement être qualifiés, sous l’angle du droit de la surveillance, de valeurs mobilières en raison de leur caractère d’investissement.

Pour le TAF, contrairement à la FINMA, il est toutefois nécessaire d’examiner in concreto la transférabilité des jetons dans le but de les qualifier (ou non) de valeurs mobilières. En effet, le critère de la diffusion en masse (massenweisen Handel) est une condition nécessaire à la qualification d’un instrument en valeur mobilière. S’il est impossible de transférer un instrument (jeton ou autre), cet instrument ne peut à tout le moins pas être une valeur mobilière devenant du fait de cette impossibilité impropre au commerce de masse.

Dans le cas d’espèce, le TAF n’a cependant pas constaté dans la documentation de l’ICO une interdiction générale de transfert : les indications relatives à des limitations de transférabilité se rapportant plus à des mises en garde qu’à des interdictions contractuelles. Le « freezing technique » des jetons par l’émetteur ne rendait pas non plus impossible le transfert. Si un transfert est certes difficile, il n’est pas exclu juridiquement et demeure possible. Enfin, le TAF a également constaté que l’émetteur a bien transféré les jetons créés à la société qui devait par la suite les transférer aux acheteurs. Selon le TAF, les circonstances mêmes du cas et l’attitude des parties contredisent le fait que les jetons étaient juridiquement ou techniquement intransmissibles. Compte tenu des circonstances, le TAF a donc retenu que les jetons étaient effectivement des valeurs mobilières.

En conclusion, cette jurisprudence est intéressante en ce qu’elle rappelle que la notion de fongibilité est intrinsèquement liée à la notion de valeur mobilière, mais que l’impossibilité de jure ou de facto totale de transférabilité peut exclure cette qualification. A bien essayer de lire le TAF, un tel instrument intransférable pourrait cependant toujours être qualifié par exemple de droit-valeur inscrit, voire de droit-valeur subsidiairement, si les conditions de l’art. 973d CO ne sont pas réalisées.