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Entraide en matière civile

Des difficultés à s’opposer à l’exécution d’une commission rogatoire

La Cour de Justice de Genève a récemment rendu un arrêt en matière d’entraide civile internationale (ACJC/483/2024), dans lequel elle refuse de considérer une commission rogatoire comme abusive et/ou de nature à porter atteinte à la souveraineté ou la sécurité suisses (art. 12 al. 1 let. b CLaH70).

Alice et Bernard sont ressortissants de l’Etat F et ont le statut de réfugiés en Suisse en raison de persécutions judiciaires et extrajudiciaires des autorités de F. En 2012, F requiert l’entraide judiciaire pénale en Suisse pour localiser les avoirs d’Alice et Bernard. Cette requête est refusée car la procédure étrangère ne respecte pas les exigences de l’art. 6 CEDH.

En parallèle, le ministère public genevois (MP) ouvre une procédure pénale contre Alice et Bernard pour blanchiment d’argent (Procédure Pénale). La ville E, sise à F, se constitue partie plaignante et demande l’accès au dossier. Le MP reconnaît la qualité de partie plaignante de E et lui donne un accès très limité au dossier en raison de son lien étroit avec F. La Procédure Pénale est classée.

En 2018, une banque, sise à E, porte plainte contre un de ses fondateurs et Bernard pour blanchiment d’argent. La plainte est classée par le MP.

Puis, E et la banque introduisent aux Etats-Unis une action civile contre plusieurs tiers, concernant une demande en dommages-intérêts pour vol et blanchiment d’argent. Dans ce cadre, une requête d’entraide visant à l’audition d’Alice et Bernard comme témoins est envoyée au Tribunal de première instance genevois (TPI).

Alice et Bernard s’opposent à l’exécution de la requête car elle serait en réalité sollicitée au profit de F et viserait à obtenir des informations que F ne pourrait pas obtenir par l’entraide pénale. Aussi la requête serait abusive et son exécution contraire aux principes fondamentaux de procédure civile suisse. Alice et Bernard invoquent également leur droit de refuser de témoigner au risque que F utilise leurs réponses à leur détriment.

Le TPI considère qu’Alice et Bernard peuvent être entendus car, inter alia (i) il n’existe aucun risque concret que des informations qui auraient été refusées à F lui soient transmises via l’entraide, et (ii) Alice et Bernard peuvent toujours refuser de répondre aux questions qui seraient susceptibles de leur nuire.

Alice et Bernard recourent auprès de la Cour de Justice, et invoquent notamment une violation de l’art. 12 al. 1 let. b CLaH70, selon lequel l’exécution d’une commission rogatoire peut être refusée lorsque l’Etat requis la juge de nature à porter atteinte à sa souveraineté ou à sa sécurité. Alice et Bernard arguent entre autres qu’en demandant leur audition via l’entraide, E tente d’obtenir des informations qui lui avaient été refusées dans le cadre de la Procédure Pénale.

La Cour de Justice commence par rappeler le raisonnement du Tribunal fédéral dans l’ATF 149 III 235 (commenté in : Tistounet, cdbf/1291). Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a considéré que c’est l’exécution même de la requête d’entraide et non sa finalité qui est décisive pour apprécier si celle-ci risque de porter atteinte à la souveraineté ou à la sécurité de l’Etat requis. A l’inverse, le juge saisi d’une telle requête n’a pas besoin de s’interroger sur l’utilisation des moyens de preuve visés par la requête à d’autres fins. Par ailleurs, les notions d’atteintes à la souveraineté ou à la sécurité doivent être appréciées restrictivement et ont une portée plus étroite que celle d’incompatibilité avec l’ordre public interne de l’Etat requis. Une telle atteinte n’existe – en lien avec une atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées ou aux principes fondamentaux de la procédure civile suisse – que lorsqu’il est question de la violation de principes de procédure fondamentaux reconnus par l’ordre public international (e.g. droit d’être entendu des personnes concernées).

Partant, selon la CLaH70, Alice et Bernard ne peuvent pas être suivis lorsqu’ils invoquent la finalité abusive de la requête, qui aurait pour but de permettre à E et F d’obtenir des informations qui leur avaient été refusées antérieurement, car ce critère de finalité n’est pas pertinent pour juger si la requête touche à la sécurité ou la souveraineté de la Suisse.

Il en est de même lorsqu’ils arguent que la requête devrait être refusée car constitutive d’un abus de droit. En effet, selon la Cour de Justice :

  • le Tribunal fédéral a expressément laissé ouverte la question de savoir si l’interdiction de l’abus de droit fait partie de l’ordre public international ;
  • quand bien même elle en ferait partie, (a) les parties à la procédure américaine et à la Procédure Pénale ne sont pas identiques, et (b) l’entraide a pour but de permettre à E et la banque de faire valoir leurs droits dans la procédure américaine, alors que le but de la requête d’entraide pénale et de la Procédure Pénale était de récolter des preuves à charge d’Alice et Bernard. Dès lors, la thèse selon laquelle l’exécution de la commission rogatoire reviendrait à contourner la requête d’entraide pénale et la Procédure Pénale ne peut être suivie ; et
  • en tout état, seule l’exécution d’une commission rogatoire, à l’exclusion de sa finalité, est pertinente pour évaluer si elle porte atteinte à la souveraineté ou à la sécurité de la Suisse. Or, Alice et Bernard n’expliquent pas comment leurs droits de procédure fondamentaux seraient violés par la commission rogatoire, et ce d’autant plus qu’en tant que témoins, ils peuvent refuser de répondre aux questions qui pourrait les exposer (ou leurs proches) à des poursuites pénales (art. 166 al. 1 let. a CPC).

Cette nouvelle jurisprudence cantonale s’inscrit dans la lignée des récents arrêts du Tribunal fédéral et continue de restreindre l’interprétation des motifs de refus d’exécution d’une commission rogatoire selon l’art. 12 al. 1 let. b CLaH70.

L’arrêt cantonal a toutefois été porté au Tribunal fédéral. Affaire à suivre…