
Fiscalité
Taxer l’intelligence artificielle

Xavier Oberson
Le développement de l’intelligence artificielle (IA) est devenu une question d’importance mondiale. L’IA est désormais utilisée non seulement dans le secteur industriel, mais aussi dans celui des services et du divertissement. Les robots peuvent aider les avocats, les médecins, les banquiers, les courtiers, les infirmières, les agriculteurs, les travailleurs sociaux ou même les artistes. L’utilisation accrue de l’IA a d’ailleurs des effets positifs, car des robots peuvent désormais remplacer des activités difficiles, répétitives ou même dangereuses (comme le nettoyage de sites pollués) et favoriser les gains de productivité. Son impact sur l’avenir du travail humain est toutefois une préoccupation croissante. L’apparition récente de modèles conversationnels et collaboratifs d’IA a également renforcé les craintes d’un impact majeur sur les emplois, qui, selon une vision pessimiste, pourraient diminuer drastiquement au profit de l’automatisation et même disparaître à long terme.
Bien que l’impact de l’IA sur l’avenir soit très controversé, il nous semble au moins probable que de nombreux emplois humains disparaîtront. En outre, il n’est pas du tout certain que suffisamment de nouvelles places de travail seront créées pour compenser celles qui auraient disparu, sans parler des difficultés d’adaptation. La disparition d’emplois et l’accroissement des inégalités entre travail et capital auront des conséquences financières massives pour les Etats. En effet, les impôts et les cotisations sociales sur les salaires sont, en général, la source de revenus la plus importante pour les Etats. Par conséquent, il est nécessaire d’explorer des solutions à l’impact de l’IA sur l’économie, dans la mesure où le scénario pessimiste deviendrait réalité. À notre avis, une taxe sur l’IA représente une solution intéressante qui mérite d’être considérée (cf. Oberson, Taxing Artificial Intelligence).
Les risques que l’automatisation fait peser sur l’avenir du travail humain commencent à être pris au sérieux. L’idée de taxer l’IA est aujourd’hui débattue dans le monde entier. Dans un rapport du 16 février 2017, le Parlement européen s’est interrogé sur la possibilité de taxer les « robots intelligents », mais a finalement décidé de ne pas le faire. Le lendemain, Bill Gates, dans une interview accordée à la chaîne de télévision Quartz, a également confirmé son soutien à une taxation des robots afin de remédier à la disparition potentielle des travailleurs humains. De notre côté, dès le début de l’année 2016, nous avons plaidé en faveur d’une taxation des robots, conduisant ensuite à une proposition de taxation de l’IA, en tant que solution pour l’avenir.
L’idée de taxer l’IA soulève des questions complexes. Pour être justifiée, une telle taxe doit reposer sur une définition opérationnelle du contribuable et de la base d’imposition, en accord avec les grands principes du droit fiscal, tels que l’égalité de traitement et la capacité contributive. En général, même s’il n’existe pas de définition unanimement acceptée, l’IA est un terme général qui inclut tous les types d’algorithmes ou de logiciels conçus pour créer des machines intelligentes. Les robots, en revanche, sont généralement considérés comme la mise en œuvre de l’IA dans des machines. En d’autres termes, nous avons tendance à considérer les robots comme une forme d’IA « incarnée ». Si la distinction entre l’IA et les robots peut servir à visualiser ces concepts, nous devrions à notre avis nous concentrer sur la taxation de l’IA, définie en fonction de son objectif et de son effet sur l’économie. Ce qui devrait être pertinent, c’est l’autonomie de l’IA, définie comme la capacité de traiter, de planifier et d’agir par elle-même. Le fait que l’IA se trouve dans un ordinateur, un réseau, un logiciel ou un robot industriel est sans importance d’un point de vue fiscal.
Jusqu’à présent, l’IA et les robots, même s’ils disposent d’une autonomie suffisante, ne sont pas considérés comme des personnes morales, soumises à des droits et à des obligations. En tant que tels, ils ne bénéficient pas d’une capacité de paiement spécifique. C’est pourquoi la plupart des projets actuels de taxation de l’IA ou des robots se concentrent sur la taxation de leur utilisation par les entreprises. Cette approche peut s’avérer insuffisante à long terme. En 2017, nous avons plaidé en faveur de la possibilité pour les « robots intelligents » d’être reconnus comme des entités imposables, dotées d’une capacité contributive. Aujourd’hui, l’accent est mis sur les systèmes d’IA, selon une définition « formellement neutre » à préciser par le législateur. L’histoire a cependant déjà été témoin d’une évolution juridique similaire. Il y a plus d’un siècle, le concept de personnalité juridique distincte a été développé. À l’époque, l’objectif était d’encourager l’esprit d’entreprise et d’offrir aux gens la possibilité de créer une entité à responsabilité limitée. Dès l’instant où une société a été reconnue en tant que personne morale, le législateur a introduit ensuite un impôt sur ses bénéfices, puisque les sociétés étaient reconnues comme bénéficiant de leur propre capacité contributive.
Par conséquent, l’imposition de l’IA pourrait suivre une approche en deux étapes. Tout d’abord, l’utilisation par les entreprises de l’IA remplaçant les humains serait taxée, en l’absence de toute capacité contributive attribuable aux systèmes d’IA en tant que tels. Dans cette perspective, le contribuable resterait l’entreprise utilisant l’IA. Deuxièmement, dans la mesure où la législation fiscale reconnaîtrait les unités imposables d’IA, ou les robots intelligents, comme sujets fiscaux, le contribuable deviendrait alors l’unité d’IA en tant que telle.
Dans un premier temps, une solution intéressante consisterait à prélever un impôt sur le revenu (les bénéfices) sur le salaire hypothétique que les entreprises utilisant l’IA auraient perçu pour un travail ou une activité équivalente effectuée par des humains. Ce revenu hypothétique pourrait également être soumis aux cotisations de sécurité sociale. Une alternative plus simple consisterait à introduire une imposition forfaitaire, correspondant à une approximation de la valeur créée par l’utilisation des robots. L’idée d’introduire un impôt sur un revenu imputé n’est d’ailleurs pas nouvelle. La Suisse perçoit depuis longtemps auprès des propriétaires un impôt sur la valeur locative. Dans ce contexte, une autre approche plus schématique se concentre sur l’idée d’introduire une « taxe d’automatisation » qui s’appliquerait aux facteurs de production d’une entreprise utilisant l’IA à la place des travailleurs humains.
Des taxes sur les robots pourraient également être introduites pour compenser (internaliser) les externalités négatives liées aux pertes d’emplois causées par l’automatisation. Selon nous, à court terme, une telle taxation pourrait être justifiée pour faciliter la transition vers une nouvelle économie et permettre aux travailleurs concernés de s’adapter autant que possible.
Une autre approche consiste à prélever une taxe spéciale sur l’utilisation de certaines machines automatiques, généralement dans les secteurs du commerce de détail ou de l’industrie. La possession d’installations spécifiques utilisant l’IA ou des robots peut également être soumise à une taxe sur les objets, similaire à une taxe sur les voitures, les avions ou les chiens. Par exemple, des taxes sur les drones et les voitures autonomes existent déjà en Californie aux États-Unis.
Dans un second temps, il est tout à fait possible que certains systèmes d’IA ou de robots intelligents soient reconnus comme ayant une capacité contributive propre qui pourraient alors être soumis à l’impôt. Cela conduirait à une véritable révolution fiscale, avec l’émergence d’un nouveau contribuable, une unité d’IA elle-même. À cet égard, nous avons soutenu que l’IA, pour être reconnue ultérieurement comme une entité autonome imposable, devrait remplir les quatre conditions essentielles suivantes : (i) l’autonomie ; (ii) un patrimoine distinct ; (iii) l’identification ; et (iv) le contrôle par l’homme.
Une fois les unités d’IA reconnues comme disposant d’une capacité contributive, on pourrait envisager d’imposer les revenus qu’elles perçoivent. Cette imposition pourrait également être basée, plutôt que sur les revenus au sens traditionnel du terme, sur les flux financiers transférés par l’intermédiation de l’IA. Dans cette logique, les unités d’IA imposables pourraient elles-mêmes être assujetties à la TVA. La technologie applicable pourrait être adaptée pour inclure des mécanismes automatiques permettant de collecter la taxe sur chaque transaction et de la verser à l’autorité compétente.
Les questions soulevées par une imposition future de l’IA dépassent largement les frontières nationales. Elles devront être examinées à l’échelle mondiale, en tenant compte des évolutions récentes du droit fiscal international au sein de l’OCDE, des Nations Unies et de l’UE. Le débat sur l’imposition de l’IA ne fait que commencer.