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Entraide internationale en matière pénale

Le Tribunal fédéral oppose son veto à la restitution des fonds Duvalier à la République d'Haïti

En date du 12 janvier 2010, le Tribunal fédéral annula une décision de l’Office fédéral de la justice visant à restituer à l’Etat haïtien des avoirs déposés en Suisse par le dictateur déchu Jean-Claude Duvalier et à affecter ces fonds à des projets humanitaires au bénéfice de la population haïtienne (arrêt du Tribunal fédéral n° 1C_374/2009, destiné à la publication). Une coïncidence tragique a voulu que cet arrêt porte la même date que la catastrophe naturelle qui dévasta l’Etat concerné.
Cet arrêt s’inscrit dans le complexe de faits suivant. Suite à la chute du régime duvaliériste en février 1986, l’Etat haïtien déposa une requête d’entraide judiciaire visant à obtenir le gel et la restitution des fonds que Jean-Claude Duvalier avait déposés en Suisse. Cette première demande d’entraide fut déclarée irrecevable en date du 28 janvier 2008, notamment faute pour le gouvernement haïtien d’avoir fourni des garanties suffisantes quant à la régularité de la procédure pénale dirigée contre Jean-Claude Duvalier et son entourage. Tout comme dans le cadre de l’affaire Mobutu (cf. actualité n° 441 du 6 juin 2006), le Conseil fédéral tenta de pallier l’échec de la procédure d’entraide en bloquant provisoirement les avoirs litigieux jusqu’au 31 août 2008. Cette mesure de blocage était fondée sur l’article 184 al. 3 de la Constitution fédérale qui autorise le Conseil fédéral à prendre des mesures provisoires lorsque « la sauvegarde des intérêts du pays l’exige ».
S’appuyant sur de nouvelles pièces issues de la procédure pénale diligentée contre le clan Duvalier, l’Etat haïtien déposa, en date du 23 mai 2008, une nouvelle requête qu’il qualifia de « demande de réexamen des décisions précédentes ». L’Office fédéral de la justice, dans une décision confirmée ultérieurement par le Tribunal pénal fédéral, entra en matière sur cette requête et ordonna la remise à l’Etat haïtien des fonds détenus par une fondation liechtensteinoise dont un membre du clan Duvalier était l’ayant-droit économique.
Sur recours de la fondation, le Tribunal fédéral constata que le sort de la requête d’entraide dépendait de la question de la prescription des infractions reprochées au clan Duvalier. En effet, en l’absence de convention conclue entre la Confédération suisse et la République d’Haïti, la procédure d’entraide est régie par la Loi fédérale sur l’entraide internationale en matière pénale (« EIMP »), dont l’article 5 al. 1 lit. c prévoit qu’une demande d’entraide impliquant des mesures de contrainte est irrecevable si « la prescription absolue empêche, en droit suisse, d’ouvrir une action pénale ou d’exécuter une sanction ».
Cette cause d’irrecevabilité s’examine au moment de la réception de la demande d’entraide. Dans le cas d’espèce, la première requête d’entraide était datée du 4 avril 1986, mais fut déclarée irrecevable le 28 janvier 2008. Selon le Tribunal fédéral, la requête déposée le 23 mai 2008, bien que qualifiée par l’Etat haïtien de « demande de réexamen », donna lieu à l’ouverture d’une procédure d’entraide distincte de la précédente. C’est donc la date de dépôt de cette seconde requête qui est pertinente pour déterminer l’admissibilité des mesures de blocage et de restitution sollicitées. Le Tribunal fédéral relève au passage que le gel provisoire des fonds ordonné par le Conseil fédéral est sans pertinence dans le cadre de l’examen de l’article 5 al. 1 lit. c EIMP, vu que cette mesure est fondée sur une base légale différente et répond à un objectif distinct, soit de permettre des négociations sur le sort des avoirs nonobstant l’échec de la procédure d’entraide.
Le Tribunal fédéral qualifie les faits reprochés au clan Duvalier de participation et de soutien à une organisation criminelle (article 260ter CP), conformément à la jurisprudence inaugurée dans l’affaire Abacha (ATF 131 II 169, c. 9.1 in fine). Le délai de prescription de quinze ans (article 97 al. 1 lit. b CP) court à compter de la dissolution de l’organisation criminelle, intervenue lors de la chute du régime duvaliériste en février 1986. Dans une perspective suisse, l’infraction sous-jacente à la requête d’entraide était donc prescrite lors du dépôt de celle-ci en date du 23 mai 2008. Si la requête d’entraide impute d’autres infractions au clan Duvalier, notamment des assassinats (délai de prescription en droit suisse de 30 ans, article 97 al. 1 lit. a CP) ou des crimes contre l’humanité (imprescriptibles en droit suisse, article 101 al. 1 lit. c CP), celles-ci ne peuvent être prises en compte dans le cas d’espèce vu que les fonds litigieux ne constituent ni le « résultat », ni le « produit » de ces infractions (article 74a al. 2 lit. b EIMP). Vu que l’infraction à l’article 260ter CP est prescrite, le rapatriement des fonds par la voie de l’entraide est donc exclu.
Rares sont les arrêts dans lesquels le Tribunal fédéral exprime en des termes aussi cinglants son insatisfaction face à la solution juridique découlant du droit en vigueur. Regrettant que l’EIMP impose des conditions « trop strictes » et des « obstacles insurmontables » à la restitution de fonds aux Etats spoliés, le Tribunal fédéral en appelle à la responsabilité du législateur d’apporter les correctifs nécessaires afin d’éviter que la Suisse ne serve de refuge aux montants détournés par des régimes dictatoriaux. Cet appel semble avoir été entendu. Le jour même de la publication de l’arrêt du Tribunal fédéral, le Conseil fédéral procéda à un nouveau blocage provisoire des fonds (communiqué de presse du 3 février 2010)sur la base de l’article 184 al. 3 de la Constitution fédérale. Quelques semaines plus tard, le 24 février 2010, le Conseil fédéral mit en consultation un projet de loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées, dont l’objectif est de remédier aux carences de l’arsenal légal actuellement en vigueur.