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Droit des sanctions, terrorisme et droits de l’homme

La mise en oeuvre des sanctions adoptées par le Conseil de Sécurité dans la lutte contre le terrorisme contrevient à la CEDH

Dans un arrêt rendu le 12 septembre 2012, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse pour violation du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) et violation du droit à un recours effectif (art. 13 CEDH) dans la cause de M. Youssef Nada, homme d’affaires italo-égyptien, qui présidait la Banque Al-Taqwa, basée à Lugano . La juridiction strasbourgeoise s’est ainsi prononcée sur le mécanisme de sanction qui permet l’inscription de présumés terroristes sur une liste du Comité des sanctions des Nations Unies, connue sous le nom de « liste noire », puis sa mise en œuvre en droit interne.
Le 15 octobre 1999, suite aux attentats de Nairobi et Dar es-Salaam, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté, en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, la résolution 1267 (1999) instituant des sanctions contre les Taliban et établissant un Comité chargé de surveiller l’exécution desdites sanctions. Le 2 octobre 2000, alors que la Suisse n’était pas encore membre de l’ONU, le Conseil fédéral a édicté une ordonnance afin d’intégrer les sanctions à l’encontre des Taliban en droit interne (« Ordonnance sur les Taliban » ). Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le Président des Etats-Unis a ordonné le blocage des avoirs de la Banque Al-Taqwa, suspectée de financer l’organisation terroriste, et le Ministère public de la Confédération a ouvert une enquête à l’encontre de M. Nada.
La Résolution 1390 (2002) du Conseil de Sécurité a institué une interdiction d’entrée et de transit pour les personnes, groupes, entreprises et entités associées, entretenant des relations avec Oussama Ben Laden et Al-Quaïda, indiquées sur une liste établie conformément aux résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000). Les noms de M. Nada et de la Banque Al-Taqwa figuraient sur ladite liste. Ils étaient également inscrits sur l’annexe à l’Ordonnance sur les Taliban. Alors qu’il se rendait à Londres en novembre 2002, M. Nada a été arrêté, renvoyé en Italie et son argent a été saisi. Le requérant s’est ensuite vu retirer son permis de frontalier par les autorités tessinoises et les autorités suisses l’ont informé qu’il n’était plus autorisé à franchir les frontières, et donc à quitter Campione, une enclave italienne d’environ 1.6 km², entourée par le canton du Tessin et séparée du reste du territoire italien par le Lac de Lugano.
En mai 2005, le Ministère public de la Confédération a mis fin à l’enquête pénale diligentée contre M. Nada, concluant que les accusations formulées à son encontre étaient infondées. Suite à cela, le requérant a demandé au Conseil fédéral de rayer son nom et celui des organisations avec lesquelles il entretenait des relations de l’annexe à l’ordonnance. Sa demande a été rejetée au motif que seul le Comité des sanctions était compétent pour effectuer une telle radiation. En février 2006, M. Nada a saisi le Département fédéral de l’économie d’un recours administratif qui l’a rejeté en précisant que seuls les Etats de nationalité ou de résidence pouvaient engager une procédure de radiation devant les Nations Unies. M. Nada a alors fait recours contre cette décision auprès du Conseil fédéral qui a renvoyé la cause au Tribunal fédéral.
Dans son arrêt 133 II 450 du 14 février 2007, le Tribunal fédéral (« TF ») a rejeté le recours de M. Nada, considérant qu’en vertu de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, les obligations découlant de celle-ci primaient non seulement sur le droit interne, mais également en cas de conflit avec d’autres accords internationaux. Tout en admettant une restriction importante à la liberté de circulation de M. Nada, le TF a jugé que les sanctions onusiennes (blocage des avoirs, interdiction d’entrée et de transit, embargo sur les armes) ne laissaient aucune marge d’appréciation aux Etats membres dans leur mise en œuvre.
Le 19 février 2008, M. Nada a saisi la Cour européenne des droits de l’homme alléguant des violations du droit à la vie privée (art. 8 CEDH), du droit à un recours effectif (art. 13 CEDH) et du droit à la liberté et à la sûreté (art. 5 CEDH). Concernant la violation de l’art. 8 CEDH, la Cour a estimé que l’interdiction faite à M. Nada de quitter le territoire de Campione pendant six années était de nature à rendre plus difficile son droit d’entretenir des contacts avec d’autres personnes résidant en dehors de l’enclave et qu’il avait donc subi une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale. Afin de justifier cette ingérence, la Suisse faisait valoir qu’elle était liée par les résolutions du Conseil de Sécurité et n’avait fait qu’exécuter les obligations qui lui incombaient en sa qualité de membre de l’ONU. La Cour a jugé qu’elle « jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité. » (§180) Elle a estimé que l’Etat défendeur n’avait pas pris toutes les mesures envisageables pour adapter le régime de sanctions à la situation individuelle de M. Nada, notamment ses problèmes de santé, et par conséquent, que l’ingérence dans sa vie privée ne satisfaisait pas au critère de la proportionnalité (§196, 198).
S’agissant de l’art. 13 CEDH, la Cour a rappelé que M. Nada avait pu saisir les juridictions suisses aux fins de la radiation de son nom de la liste annexée à l’ordonnance sur les Talibans, toutefois aucune d’entre elles n’a statué sur les violations alléguées de la CEDH (§210). En outre, le Tribunal fédéral avait expressément admis dans son arrêt que la procédure de radiation devant les Nations Unies ne pouvait être considérée comme un recours effectif (§ 211). La Cour a donc conclu à une violation de l’art. 13 combiné avec l’art. 8 CEDH (§ 214). En revanche, elle a rejeté l’argument de M. Nada selon lequel la restriction de sa liberté de circulation équivalait à une mesure privative de liberté au sens de l’art. 5 CEDH (§ 234).
Dans son opinion concordante, le Juge Malinverni indique que la Cour aurait dû trancher la question qui lui était soumise sur la base du principe de la hiérarchie des normes et parvenir à une conclusion opposée à celle du TF. Le Conseil de Sécurité est lui aussi lié par les dispositions et principes de la Charte, notamment le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. « Point n’est besoin d’être grand clerc pour en tirer la conclusion que le Conseil de Sécurité doit, lui aussi, respecter les droits de l’homme, même lorsqu’il agit dans le cadre de ses fonctions de maintien de la paix. » (§15)