Assistance administrative en matière fiscale
Le Tribunal fédéral approuve la plus grande fishing expedition du monde
Fabien Liégeois
C’est une délibération attendue. Le public est venu en nombre. Sous ce soleil de juillet, l’atmosphère est tendue. Les juges fédéraux affichent des désaccords, parfois profonds. Et puis, une courte majorité se dégage : à 3 contre 2, on fait droit à la demande française.
Début décembre, le Tribunal fédéral rend sa copie en allemand. Il aura fallu plusieurs mois pour rédiger la quarantaine de pages de considérants (TF 2C_653/2018 du 26.07.2019). Cet arrêt de principe et d’exception vient ponctuer l’affaire des listings UBS.
Pour l’aborder, procédons selon les canons : wer will was von wem woraus ?
Le 11 mai 2016, la Direction générale des finances publiques (wer) adresse une demande d’assistance administrative à l’Administration fédérale des contributions (von wem). Elle y désigne la banque UBS comme détentrice des renseignements. La France entend obtenir des renseignements sur un nombre considérable de personnes qu’elle présume être ses contribuables (was). La demande couvre la période 2010-2014 pour l’impôt sur le revenu et 2010-2015 pour l’impôt sur la fortune. Elle repose sur l’art. 28 CDI-F et l’Accord de juin 2014 qui en modifie le protocole additionnel (woraus).
Entre 2013 et 2014, UBS a fait l’objet d’une instruction pénale en France pour démarchage bancaire et blanchiment aggravé de fraude fiscale qui s’est soldée par une mise en accusation. Une enquête diligentée par le parquet de Bochum aboutit opportunément, durant la même période, à la saisie de données-clients auprès d’une succursale d’UBS en Allemagne. Conformément à la Directive 2011/16/UE, la France obtient, le 3 juillet 2015, les données de l’Allemagne. Que trouvait-on sur ces CD-ROM ?
- Une liste « A » de 1’130 comptes comportant l’identification exacte de personnes référencées avec un code domicile « France » ;
- Deux listes « B » et « C » comportant plus de 45’000 numéros de compte référencés avec un code domicile « France ». La liste « B » date de 2006, la « C » de 2008.
Contrairement à la liste « A », les listes de 2006 et 2008 ne contiennent pas de noms. Elles coïncident avec la période au cours de laquelle UBS aurait, selon les autorités françaises, prêté son concours, de manière systématique, à des manœuvres de dissimulation fiscales.
La procédure de régularisation initiée en France a permis d’identifier près de 5’000 comptes figurant sur les listes « B » et « C ». La demande d’assistance vise à relier les quelques 40’000 comptes restants à leur titulaire. Les deux listes se trouvent donc au cœur de la discussion.
Le nombre de personnes concernées et les recettes fiscales en jeu ne laissent planer aucun doute sur l’importance particulière que revêt ce cas (art. 84a LTF). Le recours en matière de droit public est recevable.
La règle veut que la personne concernée participe à la procédure, et non le détenteur des renseignements. En l’occurrence, c’est UBS qui porte le recours. Le TAF a été sensible à la crainte de voir les renseignements utilisés contre la banque en France (TAF A-4974/2016 du 25.10.2016). Même si jusqu’ici, aucun détenteur de renseignements n’a obtenu la qualité de partie, le Tribunal fédéral s’en accommode bon gré mal gré. Il statue sur le fond sans remettre en cause l’exception faite pour UBS.
Malgré le poids de la banque too big to fail, ses arguments sont tour à tour écartés. Commençons par qualifier la demande (I.) pour savoir si les renseignements seront transmis à partir de 2013 ou dès 2010 (II.). Ensuite, reprenons les griefs par ordre de force : fishing expedition (III.), spécialité (IV.) et subsidiarité (V.).
I. La nature hybride de la demande
La demande n’est ni tout à fait individuelle, ni tout à fait groupée. Elle est collective.
Une demande est individuelle lorsqu’un contribuable a été identifié et groupée lorsqu’elle repose sur un modèle de comportements. La France dispose ici de numéros de compte. Ce moyen d’identification suffit à exclure la demande groupée. Le bon sens commande tout de même d’observer que la demande regroupe des milliers de personnes… Elle est donc qualifiée de « Listenersuchens » (c. 4.5).
II. Application temporelle : 2010 ou 2013 ?
Les données seront transmises à la France, non pas à partir de la période 2013, mais dès 2010. Il importe peu que la Suisse ait d’abord explicitement exigé de la France qu’elle lui donnât le nom des contribuables étant donné que l’exigence a été assouplie sous la pression de l’OCDE. Certes, l’Accord de juin 2014 qui modifie la CDI ne s’applique qu’aux demandes d’échange de renseignements relatives à des faits survenus pour toute période commençant à compter du 1er février 2013. Cependant, une interprétation alambiquée permet au Tribunal fédéral de restreindre cette limitation temporelle aux demandes groupées. Avec ou sans nom, la demande française peut dès lors valablement porter sur une période antérieure à 2013 (c. 5.6). Nos parlementaires devront, semble-t-il, se montrer encore plus clairs la prochaine fois.
III. Fishing expedition : l’échantillon
Le prélèvement opéré à partir de la liste « A » comportant 1’130 noms, dont 97 % s’avèrent être des contribuables français, suffit à exclure la « fishing expedition ». En effet, la France a « testé » à peu près un tiers des personnes figurant sur la liste « A » (1/3 de 1’130). Une moitié de cet échantillon n’aurait pas déclaré son compte ou se serait régularisée. 183 personnes assoient donc la démonstration (calcul : 1’130*0.97*[1/3]*[1/2]). Oseriez-vous en déduire que les 45’000 personnes figurant sur les deux autres listes ont vraisemblablement manqué à leurs obligations fiscales ? Le Tribunal fédéral dit oui. Le raisonnement devient par ailleurs imparable si vous ajoutez qu’il n’y a pas de différence « qualitative » entre la liste « A » et les listes litigieuses (c. 6.2.6).
La présence de données-clients d’une banque suisse sur sol allemand ne trouble pas davantage les juges. Après la perquisition, l’Allemagne pouvait transmettre les informations à la France par le biais de l’assistance administrative. Il faut s’y faire : l’obligation de discrétion, valable sur le sol suisse, ne résiste pas à l’ère de la transparence.
IV. Spécialité et droit de ne pas s’auto-incriminer
L’assurance tardive des autorités françaises (11 juillet 2017) selon laquelle les informations transmises ne devraient pas venir se greffer au procès de la banque suffit sous l’angle du principe de spécialité. Entre États, le principe de la confiance prévaut, certes. Cet extrait de la déclaration française nous laisse néanmoins dubitatif : « [l]es autorités compétentes reconnaissent que la réponse à une demande visant une personne précise peut être utilisée dans un contexte fiscal à l’encontre d’une personne tierce. Au moment du dépôt de la demande, l’intention d’une telle utilisation n‘est toutefois pas encore concrétisée ». Peut-on feindre d’ignorer les ambiguïtés et la limite que trace cet engagement ? Il est suffisant pour le Tribunal fédéral (c. 7.9).
Le même engagement fait d’une pierre deux coups puisqu’il suffit (et oui, toujours) à balayer l’objection de la banque tirée du droit de ne pas s’auto-incriminer « nemo tenetur se ipsum accusare ». À charge pour elle de s’en prévaloir devant les juges français en cas d’utilisation des données (c. 8).
V. Subsidiarité
Enfin, les autorités françaises auraient satisfait aux exigences du principe de subsidiarité en procédant à des recoupements entre diverses sources de données avant de déposer leur demande. Toutes les mesures auraient ainsi été entreprises sur leur territoire (c. 9.2). C’est un peu court : si ces circonstances devaient inspirer des États voisins ou plus éloignés (et peuplés) comme l’Inde, la Suisse aurait vocation à devenir un formidable agent fiscal de substitution pour les fonctionnaires étrangers, zélés ou paresseux.
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L’échec d’UBS suffit à sceller le sort des autres personnes concernées. L’arrêt ayant traité les arguments de principe, seule une défense très spécifique sera susceptible de renverser la vapeur. Il est fort probable que les personnes concernées se refusent à en rester là, malgré tout. L’avocat ferraille même si l’assistance administrative est de nature procédurale. Il préfère le cas particulier à la théorie des grands nombres. Il aime peser dans la balance et rechigne aux recoupements par échantillons.
Nous souscrivons à l’amélioration des conditions de la justice fiscale, c’est le sens de l’histoire. Il n’empêche : il y a ce passé à régler, et donc cette phase de transition. On peut regretter qu’elle s’opère, depuis mars 2009 et la fin du secret bancaire, dans un imbroglio politico-juridique.