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Blockchain

Le cryptofranc devrait encore se faire attendre

Les cryptomonnaies au sens strict – comme le bitcoin ou l’ether – n’ont pour valeur intrinsèque que celle du protocole qui les sous-tend, fluctuant au gré de la loi de l’offre et la demande. Fort de ce fait, diverses initiatives privées ont entrepris d’adosser à une cryptomonnaie déterminée des actifs réels (stablecoin). A cet égard, le projet Libra du groupe Facebook a usé bon nombre de claviers depuis l’annonce de sa création en juin dernier. S’en suivirent effectivement quelques retentissantes oppositions de politiques publiques, notamment françaises puis américaines. Et depuis 2016, certains Etats (Chine, Suède, Uruguay) ont amorcé la création de leur propre cryptomonnaie nationale comme alternative ou complément au numéraire et à la monnaie électronique existante (cartes de débit et applications de paiement).

Actuellement et sous nos latitudes, si la BNS ne ferme pas la porte à un cryptofranc, elle estime toutefois que les paiements sans numéraires sont déjà suffisamment efficaces ; non sans reconnaître qu’un éventuel succès des jetons d’investissement (cf. FINMA, Guide pratique ICO ch. 3.1, 3.2 et 3.2.3) pourrait justifier une telle création, du moins pour les seuls acteurs des marchés financiers.

Le présent commentaire s’intéresse au rapport du Conseil fédéral du 13 décembre dernier (le « Rapport ») intitulé Monnaie électronique de banque centrale (« MEBC ») et qui répond à un postulat parlementaire datant de 2018. Hasard du calendrier, ce Rapport suivait de quelques jour un discours du Gouverneur de la Banque de France, annonçant (1) la modification structurelle du banquier central de l’Hexagone et (2) des réflexions sur la création d’une MEBC européenne. Ce discours se référait d’ailleurs au rapport « Coeuré » remis en octobre aux ministres des finances du G7 suite à des inquiétudes liées en grande partie au projet Libra.

Somme toute, le Rapport est une suite logique du Complément FINMA au guide pratique ICO du 11 septembre dernier, lequel traite spécifiquement des stablecoins, puisque comme en conviennent particulièrement la BRI, la BNS, le G7 ou encore récemment la Réserve fédérale américaine, l’enjeu est désormais de ne pas laisser de grands groupe privés damer le pion aux monnaies nationales en créant des stablecoins pouvant servir de systèmes de paiement transnationaux hors du système bancaire.

A l’instar des trois institutions précitées, nos sept sages distinguent deux types de MEBC à savoir une MEBC universellement accessible basée sur des comptes auprès de la banque centrale concernée, voire obtenue en échange de monnaies scripturales sur les comptes des banques commerciales (jeton aussi dit de « détail », cf. Rapport, ch. 4.1 et 4.2). L’autre MEBC serait réservée aux paiements et exécutions entre acteurs des marchés financiers et représentée par un jeton dit de « gros » (ibid.). Dans un jeton de détail de conception helvétique, le public aurait donc un compte direct auprès de la BNS, par exemple via une application dédiée mais avec une prise en charge déléguée aux banques commerciales (cette question opérationnelle ne relevant pas des tâches et opérations de la BNS, du moins dans la teneur actuelle des art. 5 al. 2 et 9 al. 1 LBN). Dans le jeton de gros, en revanche, les acteurs des marchés financiers conserveraient leur MEBC dans des portefeuilles électroniques (« wallets ») comme cela est actuellement le cas avec les cryptomonnaies.

Le Conseil fédéral rappelle également le cadre juridique actuel dont relève la monnaie, ainsi que la nécessaire stabilité de sa valeur lui permettant de remplir ses fonctions de moyen de paiement (Rapport, ch. 6.1). La Confédération ayant le monopole de la création de la monnaie, elle veille à ce que la BNS mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays (art. 99 al. 1 et 2 Cst ; art. 5 al. 1 LBN) et fixe les moyens de paiement ayant cours légal (art. 2 LUMMP). A ce jour, par conséquent, des moyens de paiement comme les chèques REKA, la monnaie WIR, les cartes prépayées, les cryptomonnaies – et même la monnaie scripturale d’ailleurs – ne bénéficient d’aucune obligation d’acceptation (art. 3 LUMMP) et, à défaut d’une clause contractuelle spécifique, ne peuvent valablement libérer le débiteur d’une somme d’argent dans un rapport de droit privé (art. 84 al. 1 CO).

Au demeurant, la création d’une monnaie électronique de la Banque nationale (ou « MEBN ») nécessiterait de modifier la LUMMP, voire également la LBN. La fourniture de services financiers en lien avec cette MEBN impliquerait en outre la modification des LSFin et LEFin, comme de certaines lois sur les marchés financiers (art. 1 al. 1 LFINMA). Point crucial relevé par le Conseil fédéral, il serait indispensable de s’assurer que l’utilisation de la MEBN garantisse la protection des données – tant sur le plan technique que juridique – et protège la vie privée des utilisateurs (Rapport, ch. 6.2, p. 40 in fine).

Finalement, il s’agirait de garantir une exploitation sans faille de l’infrastructure technique sous-jacente, ce en particulier en cas de délégation à des tiers (Rapport, ch. 6.3). Et il faudrait encore trancher la question de savoir si le régime de responsabilité applicable en cas de défaillance technique ou de survenance d’autres cyberrisques ouvrirait la voie à une procédure administrative ou civile.

En conclusion, le Conseil fédéral rejoint la BNS en ce sens que la population suisse accepte actuellement très largement la monnaie fiduciaire. Une MEBC dans sa forme de jeton de « détail » n’apporterait donc aucun bénéfice supplémentaire. En revanche, une MEBC dans sa forme de jeton de « gros » pourrait accroître l’efficience des opérations sur titres. Reste à savoir si la Suisse préférera suivre les avancées étrangères dans ce domaine ou faire figure de pionnière.