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Contrats bancaires

Dommage, allégation et contestation

Il ne suffit en principe plus de formellement contester un allégué, il faut désormais motiver la contestation. Une banque l’a appris à ses dépens en contestant l’allégué du client relatif à son dommage, mais en ne contestant ni la méthode de calcul ni les dates déterminantes invoquées par le client pour apprécier l’étendue du dommage. En l’absence d’une contestation motivée, le Tribunal fédéral a considéré le dommage allégué par le client comme un fait admis par la banque (TF, 4A_126/2019 du 17 février 2020). Le client n’avait ainsi en réalité pas besoin de le prouver (art. 150 CPC).

Un client turc actionne sa banque notamment en raison de plusieurs transactions exécutées sans droit. Celui-ci réclame, par un seul allégué, un montant global de USD 1’770’153.19 correspondant à la différence entre l’état de ses avoirs au 4 juin 2009 et celui au 30 septembre 2010. Dans sa réponse, la banque conteste cet allégué en se référant à l’absence de violation contractuelle.

Après un arrêt cantonal annulé par le Tribunal fédéral pour des motifs procéduraux (cf. TF, 4A_54/2017 du 29 janvier 2018, commenté in Célian Hirsch, cdbf.ch/1003/), la Cour de justice du canton de Genève se retrouve à nouveau saisie de la cause. Elle doit notamment déterminer l’étendue du dommage invoqué par le client. La seconde instance cantonale considère que « même si [le client] n’a pas détaillé dans ses écritures chacune des opérations contestées, il ressort des pièces du dossier, lesquelles ne font que concrétiser des faits déjà suffisamment allégués, que les opérations (…) effectuées sans autorisation sur le compte D______ entre juillet 2009 et février 2010 se sont soldées par une perte totale de USD 842’568.65 » (ACJC/56/2019 du 15 janvier 2019). La Cour de justice admet ainsi la demande du client à hauteur de cette perte.

La banque saisit le Tribunal fédéral en invoquant le fait que le client n’a ni suffisamment allégué son dommage ni ne l’a suffisamment prouvé. La Cour de justice aurait ainsi violé les règles relatives au fardeau de l’allégation et au fardeau de la preuve.

Le demandeur doit suffisamment motiver chaque fait pertinent allégué. Cette « charge de la motivation des allégués » permet au défendeur de clairement admettre ou contester chaque allégué. Elle permet également au tribunal de distinguer les faits admis des faits contestés. Seuls ces derniers devront être prouvés selon les règles du fardeau de la preuve (art. 8 CC cum art. 150 CPC).

Le défendeur ne supporte en principe pas une « charge de la motivation de la contestation ». Il peut ainsi se contenter de contester les faits allégués puisqu’il ne supporte pas le fardeau de la preuve. Toutefois, et « [d]ans certaines circonstances exceptionnelles », le Tribunal fédéral a récemment considéré que le défendeur supporte une « charge de la motivation de la contestation » afin que le demandeur puisse savoir quels allégués précis sont contestés (ATF 144 III 519 c. 5.2.2.3). Cette charge s’applique en particulier lorsque le défendeur conteste une facture ou un compte détaillé afin que le demandeur puisse comprendre quels postes de la prétention sont contestés.

Qu’en est-il lorsque le demandeur allègue, comme dans le cas d’espèce, un dommage correspondant à la différence de l’état de son portefeuille entre deux dates déterminées ?

Le Tribunal fédéral tranche singulièrement cette question en généralisant la « charge de la motivation de la contestation ». Alors que celle-ci s’appliquait « [d]ans certaines circonstances exceptionnelles » selon l’ATF susmentionné, le Tribunal fédéral convertit implicitement cette exception en une règle : lorsque le demandeur a respecté la charge de la motivation des allégués, le défendeur supporte désormais la charge de la motivation de la contestation.

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère implicitement que le client a respecté la charge de la motivation des allégués en indiquant la méthode de calcul choisie, soit la différence entre les deux états de ses avoirs, ainsi que les deux dates déterminantes. De son côté, la banque n’a pas respecté la « charge de la motivation de la contestation ». En effet, bien qu’elle ait contesté l’allégué relatif au dommage, elle n’a ni contesté la méthode de calcul ni les dates déterminantes invoquées par le client pour apprécier l’étendue du dommage. Le Tribunal fédéral en conclut que la banque n’a pas suffisamment contesté le dommage allégué, ce qui équivaut à son admission. Le dommage allégué par le client étant réputé admis par la banque, celui-ci n’avait pas à être prouvé (art. 150 CPC). Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours de la banque.

D’un point de vue pratique, cet arrêt engendre à notre avis une certaine insécurité juridique sur la charge de la motivation de la contestation. En effet, le Tribunal fédéral étend la très récente jurisprudence qui avait retenu l’existence de cette charge dans certaines circonstances exceptionnelles, sans toutefois en préciser les nouveaux contours. Les conseils des défendeurs devraient désormais être extrêmement précautionneux en motivant chaque contestation lorsque l’allégué contesté est un minimum motivé. En effet, en l’absence d’une telle motivation, l’allégué risque d’être considéré comme admis.

D’un point de vue dogmatique, cet arrêt n’est pas convaincant. Il crée par voie jurisprudentielle une nouvelle charge pour le défendeur qui n’est pas prévue par notre Code de procédure civile. Le CPC impose au défendeur uniquement d’indiquer clairement quels allégués il conteste. Une exigence de motivation de la contestation est étranger au CPC, dans les limites des règles de la bonne foi (art. 52 CPC). Peut-être qu’en l’espèce le Tribunal fédéral a en réalité été guidé par ces règles en considérant que la banque n’était probablement pas de bonne foi lorsqu’elle contestait l’existence du dommage allégué par le client.

Cf. ég. Hirsch Célian/ Geissbühler Grégoire. La charge de la contestation en procédure civile – précise ou motivée ? in : Revue de l’avocat, 2020, n° 6-7, p. 268-271.