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Gestion déloyale

Le président du conseil d’administration ne peut pas fermer les yeux

Le président du conseil d’administration qui laisse l’un des administrateurs de la société mettre sur pied un système de Ponzi au préjudice des clients de celle-ci est reconnu coupable de gestion déloyale (TF, 6B_910/2019 du 15 juin 2020, non destiné à la publication). La Cour cantonale avait acquitté celui que nous appellerons Albert sur ce point – ce dernier ayant par ailleurs été condamné sur d’autres, notamment en lien avec la perception de rétrocessions – estimant que ses manquements relevaient de la négligence. Le Tribunal fédéral admet le recours du Ministère public et retient, sur la base d’un faisceau d’indices, l’intention nécessaire à la réalisation de l’infraction.

L’état de fait qui fonde la décision est touffu. Les lignes qui suivent reprennent les éléments essentiels à la compréhension de l’affaire.

Albert est titulaire d’un brevet fédéral d’agent fiduciaire. Il était depuis 2003 président du conseil d’administration de la société B. AG, qui proposait des produits dans le commerce des devises, et, depuis 2009, actionnaire unique de cette société. Corentin était depuis 2002 membre du conseil d’administration de B. AG et pratiquait le commerce de devises au sein de la société.

Les clients dont l’investissement dépassait CHF 100’000.- possédaient un compte individuel à la banque E., que B. AG. ouvrait pour eux. B. AG était chargée par ses clients d’investir dans le négoce des devises. Elle bénéficiait d’une procuration à cet effet. La correspondance bancaire parvenait chez elle.

Les clients possédaient des comptes dans diverses monnaies (CHF, USD, JPY). Corentin a en outre fait ouvrir pour chaque client, à son insu, un compte en dollars canadiens (CAD). Il a ensuite procédé à des détournements massifs des fonds des clients, qu’il a utilisés pour effectuer des investissements. Les comptes cachés, qui présentaient des soldes débiteurs considérables, lui permettaient de maintenir un solde créditeur sur les autres comptes et, ainsi, de dissimuler les transferts et les pertes. Entre 2006 et 2012, le montant des détournements s’est élevé à plus de CAD 150 millions.

Les relevés de compte envoyés aux clients étaient – bien entendu – incomplets et/ou falsifiés.

Corentin était en outre, pour B. AG., en charge de la gestion du Fonds H. Il recommanda à ses clients d’investir dans le fonds. Des malversations ont également été commises par Corentin en lien avec ces investissements.

Comme il est d’usage dans ce genre de système, certains clients ont par ailleurs été remboursés avec les avoirs d’autres.

La fraude a été découverte en avril 2012 et Albert a contesté avoir nourri des soupçons quant aux agissements de Corentin.

Le Tribunal fédéral retient, pour estimer la connaissance d’Albert, en particulier les éléments suivants.

  • Entre 2009 et 2010, deux articles de presse relatifs à B. AG ont été publiés. Le premier déconseillait d’investir dans cette société, notamment du fait que l’on ignorait comment elle pouvait avoir effectué autant de rendements durant les années de crise. Le deuxième mettait le doigt sur la dissimulation à un client de relevés bancaires, formulant ainsi un reproche concret à l’encontre de la société.
  • Albert avait eu connaissance d’une plainte d’un client relative à un faux ordre de clôture de compte et des explications saugrenues de Corentin à cet égard.
  • Certains clients eux-mêmes ont fait état auprès de leur conseiller de soupçons d’une machination « à la Madoff », qui ont été relayés à Albert.
  • Albert a eu des contacts avec la banque E., lors desquels il a appris l’existence de comptes en CAD présentant un solde négatif important (dont un compte dont il était lui-même titulaire) et vu des ordres de virement suspects. Il ressort d’un échange de mails que Corentin – qui était alors en voyage en Asie – a donné une vague explication qu’Albert n’a pas comprise.
  • Un rapport de performance d’une société d’audit relatif au modèle d’affaires de B. AG faisait également état d’un compte débiteur en CAD. Corentin a invoqué une erreur d’écriture.
  • Enfin, Albert aurait essayé de dissuader l’administrateur, respectivement le réviseur du fonds H. d’entrer directement en contact avec la banque E., prétendant que ses propres explications à lui suffisaient.

En droit, sur le plan des éléments constitutifs objectifs de la gestion déloyale (art. 158 ch. 1 al. 1 CP), le Tribunal fédéral reconnait, à l’instar de l’instance inférieure, qu’en sa qualité de président du conseil d’administration Albert occupait une position de garant au sens de l’art. 11 al. 2 CP à l’égard des clients de la société de gestion. Il avait ainsi le devoir d’intervenir et d’enquêter sérieusement sur les soupçons d’irrégularités commises par Corentin. Sur le plan des éléments subjectifs, et contrairement à ce qu’a retenu la Cour cantonale, il ne s’agissait donc pas de savoir si Albert avait une vision d’ensemble du système frauduleux mis en place par son acolyte, mais plutôt s’il avait connaissance d’irrégularités qui auraient exigé de lui une réaction et s’il a envisagé que son inaction cause un dommage aux investisseurs.

Le Tribunal fédéral répond à cette question par l’affirmative.

Celui qui, consciemment, manque à son devoir de vérification et choisit la cécité tient pour possible la réalisation de l’infraction et, ainsi, la survenance du résultat (soit les pertes pour les investisseurs). Le président du conseil d’administration n’était intéressé qu’aux recettes effectuées par B. AG, sans se demander si elles avaient été légalement obtenues. Il a fait ainsi montre d’une indifférence complète quant au sort des fonds des clients, qui équivaut à accepter le risque que ceux-ci subissent un dommage.

Il est rare qu’une personne soit condamnée pour le fait de son collaborateur en matière d’infractions intentionnelles. Dans la plupart des cas en effet, l’attitude désinvolte de celui qui, faute de surveillance et de contrôle, ne prévient pas le crime au sein de son entreprise sera qualifiée de (grossièrement) négligente. Mais l’intention nécessaire à une condamnation ne pourra pas être prouvée. En l’espèce, la position du Tribunal fédéral est convaincante : celui qui, tenu par une obligation d’agir, ignore volontairement les signaux d’alarme accepte le risque de malversations et doit subir les conséquences pénales découlant de la réalisation de ce risque.