Blanchiment d'argent
Condamnation d’un compliance officer pour violation par négligence de l’obligation de communiquer
Katia Villard
Dans un arrêt destiné à la publication du 11 janvier 2021, le Tribunal fédéral (TF) a confirmé la condamnation du chef de l’unité compliance pour la Suisse romande d’une banque pour violation par négligence de l’obligation de communiquer un soupçon de blanchiment d’argent (art. 37 al. 2 LBA), commise entre le 16 mai et le 6 juin 2011 (6B_786/2020). Tout d’abord condamnée par prononcé pénal du Département fédéral des finances (DFF), cette personne, que nous appellerons Arthur, avait ensuite été acquittée par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (TPF) (SK.2018.32), avant d’être reconnue coupable par la Cour d’appel du TPF (CA.2019.7).
Les faits à la base de cette affaire sont relativement complexes mais peuvent être résumés comme suit. Corinne a ouvert un compte auprès de la banque le 11 mai 2011. Le lendemain, une société française a versé EUR 350’000.- sur ce compte. Le même jour, Corinne s’est présentée à un guichet de la banque pour retirer CHF 100’000.- en espèces et donner l’ordre de procéder d’urgence à plusieurs virements bancaires. Elle a alors indiqué que les EUR 350’000.- constituaient un prêt destiné à liquider ses affaires en Suisse.
Le retrait a été refusé et la relation d’affaires bloquée à l’interne en l’attente des clarifications de l’art. 6 al. 2 LBA.
Le 13 mai 2011, Corinne a transmis à la banque divers documents, notamment une attestation de prêt (qui s’avèrera être un faux). Le même jour, le conseil de Corinne est intervenu auprès de la banque pour requérir la libération des fonds.
Le 16 mai 2011, l’affaire est remontée jusqu’à Arthur. Après consultation des documents remis par Corinne, Arthur et Danièle, la compliance officer qui avait suivi la problématique depuis le début, sont parvenus à la conclusion qu’il n’existait pas d’indices suffisants de blanchiment d’argent en l’état (TF, 6B_786/2020, c. 3.2).
Le même jour, Corinne a requis la clôture du compte et a modifié ses instructions de virement en faveur d’autres destinataires que ceux qu’elle avait désignés le 12 mai 2011. Elle a notamment ordonné un transfert de CHF 270’000.- en faveur de GG LTD, sur un compte ouvert auprès de la banque. Les ordres ont été exécutés entre le 16 et le 18 mai 2011 et le compte clôturé à cette dernière date, sans que le service compliance ne soit informé.
Le 18 mai 2011, une procédure pénale impliquant Corinne – mais qui n’était a priori pas liée aux relations de celle-ci avec la société prêteuse – a été ouverte par le Ministère public du Canton de Fribourg (MP). Le 20 mai 2011, le MP a sollicité de la banque la production des documents concernant la relation avec Corinne, ainsi que le séquestre du compte (SK.2018.32, B. 12 à 15).
Arthur a été informé de la clôture du compte, des transactions effectuées et des ordonnances du MP le 23 mai 2011 (SK.2018.32, c. 4.5.7., 8e §).
Le 1er juin 2011, le MP a requis des informations sur les virements exécutés entre le 16 et le 18 mai 2011. Le 3 juin 2011, il a ordonné le séquestre du montant de CHF 270’000.- transféré sur ordre de Corinne en faveur de GG LTD. Le blocage du solde restant d’environ CHF 2’000.- sur le compte de GG LTD a été effectué par la banque le 6 juin 2011.
Aucune communication au MROS n’a été faite.
Corinne a finalement été condamnée pour blanchiment d’argent et faux dans les titres en lien avec le virement d’EUR 350’000.- (SK.2018.32, B. 21 à 26, cf. arrêt du TF, 6B_111/2015 du 3 mars 2016, partiellement publié aux ATF 142 IV 196).
Pour ce même complexe de faits, le MP a ouvert une procédure pénale à l’encontre de la banque et de deux de ses collaborateurs, dont Danièle, pour blanchiment d’argent par omission. Il la classera en 2015 sur la base de l’art. 53 CP, suite à l’indemnisation, par la banque, de la société prêteuse et au retrait de plainte qui s’en est suivi.
La Cour des affaires pénales du TPF a jugé que le service compliance avait satisfait à ses obligations de clarification et que les éléments à disposition d’Arthur le 16 mai n’étaient pas suffisants pour fonder le soupçon déclenchant l’obligation de communication au MROS. La Cour d’appel a en revanche jugé que les explications de Corinne n’avaient pas permis de dissiper les doutes initiaux, de sorte qu’au vu de la jurisprudence actuelle sur l’interprétation de la notion de soupçons fondés, une annonce au MROS s’imposait.
Dans son arrêt, le TF commence par examiner si, au vu des critiques de la doctrine, un revirement de sa jurisprudence selon laquelle le prononcé pénal du DFF emporte interruption de la prescription se justifie. Il répond par la négative.
En ce qui concerne la notion de « soupçons fondés » déclenchant le devoir de communication, le TF rejette le grief d’Arthur tiré du principe de la légalité et de la non-rétroactivité de la loi pénale. S’il ne nie pas que ce concept ait fait l’objet d’une « interprétation évolutive », notre Haute Cour estime que « les précisions apportées par la jurisprudence dans le but de définir les contours de la notion juridique indéterminée de ‘soupçons fondés’ peuvent raisonnablement entrer dans la conception originelle de l’infraction » (c. 2.3.2). L’idée que les soupçons non dissipés à l’issue de la procédure de clarification doivent être communiqués se retrouvait déjà dans le message du Conseil fédéral de 1996. Elle ressort également du rapport annuel du MROS de 2007 et d’une jurisprudence – civile toutefois – du TF de 2008, tous deux antérieurs à l’infraction reprochée.
Si ces deux derniers documents ne devraient à notre sens pas être déterminants pour apprécier la notion de soupçons fondés comme condition centrale de la punissabilité au sens de l’art. 37 LBA, il nous semble exact que la conception actuelle n’est pas contredite par le message du Conseil fédéral de 1996, ni, d’ailleurs, par la lettre de la loi. En effet, l’approche consistant à estimer que des soupçons qui n’ont pas été écartés par les clarifications particulières de l’art. 6 al. 2 LBA sont fondés ne nous semble pas procéder d’une interprétation trop extensive du texte légal.
Le raisonnement du TF ne nous semble donc pas prêter flanc à la critique.
Nous nous étonnons en revanche que les juges de Mon Repos ne se soient pas prononcés sur la question de savoir si l’obligation de communiquer n’aurait pas pris fin non pas le 6 juin 2011, mais le 20 mai 2011, étant donné la saisine des autorités pénales. Vu la demande d’informations des autorités pénales et l’ordonnance de séquestre, on peut en effet se demander si une annonce au MROS n’aurait pas, à ce moment-là, constitué un double inutile (cf. SK.2018.32, c. 4.5.9).