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Placements collectifs de capitaux

D’une direction de fonds, l’autre

Dans un arrêt 2C_624/2021 du 28 mars 2022, destiné à la publication, le Tribunal fédéral examine la question du prélèvement des droits de mutation lorsqu’un fonds de placement contractuel change de direction.

L’affaire concerne plus précisément un fonds immobilier réservé aux investisseurs qualifiés. En 2019, un contrat prévoit le transfert « à titre gratuit » de la direction d’Ancienne SA à Nouvelle SA. Il stipule par ailleurs que la nouvelle direction se substitue à l’ancienne en qualité de débitrice des dettes hypothécaires du fonds. L’exécution du contrat implique le transfert de quatre immeubles, situés dans le canton de Fribourg. Le Registre foncier de la Gruyère adresse une facture d’environ CHF 740’000 à Nouvelle SA après l’avoir inscrite en tant que propriétaire. Ces droits de mutation sont calculés sur la valeur vénale des immeubles. Nouvelle SA conteste l’impôt jusqu’au Tribunal fédéral.

La superposition fiscale commande que nous nous intéressions à certaines caractéristiques du fonds avant d’aborder les droits de mutation.

Le fonds de placement contractuel est un contrat tripartite entre la direction, la banque dépositaire et l’investisseur. A l’instar du trust, il est dépourvu de personnalité juridique. Cet élément le distingue de la SICAV. Cette dernière peut devenir propriétaire des immeubles ; le fonds contractuel en est incapable. C’est la direction, une société anonyme, qui exerce les droits pour le compte des investisseurs. Lorsque le fonds investit dans des immeubles, la qualité de propriétaire lui échoit à titre (quasi) fiduciaire : elle est inscrite formellement au registre foncier, mais il est précisé que les immeubles « font partie du fonds immobilier » (art. 86 al. 2bis OPCC). Une telle mention garantit le droit de distraction des investisseurs en cas de faillite.

Venons-en aux droits de mutation. Ils relèvent de la compétence exclusive des cantons. Comme ils sont calculés sur la base du prix d’acquisition de l’immeuble, on les qualifie d’impôts indirects. A Fribourg, les droits sont prélevés sur les transferts immobiliers à titre onéreux. Ils ont, comme ailleurs, une nature formelle : la loi cantonale prévoit que toute acquisition de la propriété juridique d’un immeuble constitue un transfert immobilier (art. 3 al. 1 let. a LDMG). Selon la jurisprudence cantonale, il importe peu de savoir qui jouit concrètement du pouvoir de disposer de l’immeuble.

Le cadre étant posé, passons en revue les griefs de Nouvelle SA.

  • Elle se plaint en premier lieu d’arbitraire dans l’interprétation et l’application du droit cantonal. Le Tribunal fédéral rejette ce grief : il n’est pas insoutenable de soumettre tout acte translatif de propriété – opérant un changement formel de propriétaire – à la perception des droits de mutation. Dans le cas d’espèce et nonobstant les termes du contrat, le transfert a en réalité eu lieu à titre onéreux puisque Nouvelle SA a repris les dettes hypothécaires grevant les immeubles.
  • Elle se plaint ensuite d’une violation de sa liberté économique (art. 27 Cst. féd.). Ce grief est également rejeté, car les droits de mutation ne visent ni une profession ni une activité économique particulière. Selon la jurisprudence, ce droit fondamental « n’assure aucune protection contre les impôts généraux ni même contre les impôts auxquels sont soumis toutes les professions ». Inutile donc d’en examiner les conditions de restriction.
  • Elle invoque par ailleurs une violation de l’égalité de traitement : contrairement à un fonds contractuel, une SICAV qui change de direction n’est pas soumise à l’impôt. Ce grief est lui aussi rejeté. L’interprétation historique de la LPCC révèle que l’égalité fiscale entre les différentes formes de placements collectifs vaut uniquement pour les impôts directs (harmonisés). Par conséquent, Nouvelle SA ne peut pas s’en prévaloir pour échapper aux droits de mutation.
  • Elle invoque enfin le principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst. féd.) : prélever l’impôt à l’occasion d’un changement de direction reviendrait à la priver du bénéfice d’un droit (celui de changer de direction : art. 39 al. 1 LEFin ; art. 34 aLPCC). Là encore, le Tribunal fédéral rejette le grief. L’interprétation historique révèle que cette disposition vise à protéger les investisseurs, et non la société anonyme. Or, en l’espèce, seule la direction de fonds est débitrice de l’impôt. Il ressort par ailleurs du contrat que celle-ci s’est engagée à ne pas le faire supporter aux investisseurs. Le but de la disposition fédérale ne serait donc pas contrarié.

Le recours est rejeté. Permettons-nous trois commentaires.

  1. Si les considérants de cette décision sont dignes d’intérêt, l’issue du litige doit être apprécié à la lumière du pouvoir de cognition dont jouissait le Tribunal fédéral. Comme il était limité à l’arbitraire ou à la violation d’autres droits constitutionnels, la portée de l’arrêt ne doit pas être surestimée. Poussons la logique : si un canton devait adopter une pratique inverse en vertu de sa propre législation, gageons qu’elle résisterait à l’examen pour la même raison (pouvoir de cognition limité). Cet arrêt ne devrait donc pas remettre en cause le changement de pratique qu’a récemment annoncé le canton de Genève.
  2. Par-delà le cas d’espèce, il est légitime de se demander si une simple substitution de mandataire justifie le prélèvement de l’impôt. Le problème naît de la construction selon laquelle la direction de fonds est un propriétaire fiduciaire : cette approche ne force-t-elle pas à admettre que le changement de direction est une opération juridique sans incidence économique ? Avant comme après, les mêmes immeubles sont détenus pour les mêmes investisseurs. Ce raisonnement résiste au fait que les droits de mutation frappent tout transfert juridique (parfois aussi économique) d’immeuble, car la mention au registre foncier précise que les immeubles « font partie du fonds ». Pour cette raison, il nous paraît que la nature formelle de l’impôt ne s’oppose pas à ce que l’on renonce à le prélever en cas de modification de l’intermédiaire.
  3. Dans une affaire similaire, le Tribunal cantonal du canton de Vaud (CDAP, FI.2021.0026 du 11 octobre 2021) a confirmé le prélèvement des droits de mutation en cas de transfert d’un immeuble d’un fonds immobilier à un autre fonds sans changement de direction. Cette décision repose sur une disposition de la loi vaudoise qui permet d’appréhender certains transferts économiques (art. 2 al. 2 LMSD). La nature (quasi) fiduciaire des rapports entre la direction du fonds et les investisseurs a ainsi justifié une approche axée sur la réalité économique. Ces deux décisions ne nous paraissent pas contradictoires au vu de la différence de fait. Comme d’habitude, le droit fiscal va et vient entre respect des rapports juridiques (superposition) et adaptation à la réalité économique (autonomie). Le cas avant le système, c’est là son moindre défaut.