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Protection des données

Violation du principe de spécialité, des obligations ex post pour la Suisse ?

En cas de violation du principe de spécialité à la suite d’une entraide administrative, le justiciable a-t-il un droit à ce que le Conseil fédéral intervienne auprès de l’État requérant ? Dans un arrêt 2C_236/2022, destiné à publication, le Tribunal fédéral  précise si des obligations positives à l’encontre de la Suisse peuvent résulter des art. 8 et 13 CEDH.

En 2011, la FINMA accorde l’entraide administrative à l’Autorité des marchés financiers française (AMF) qui demande la transmission de documents relatifs à des transactions opérées par Albert dans le but de vérifier que celles-ci n’étaient pas contraires à la règlementation boursière française. Dans sa décision d’octroi, la FINMA rappelle que les informations doivent exclusivement être utilisées pour la mise en œuvre de la réglementation, de sorte que toute transmission à d’autres fins ne pourrait se faire qu’avec son accord préalable. Albert recourt contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral qui rejette ses griefs. Cet arrêt entre en force.

Albert adresse au Conseil fédéral une plainte  contre la France. Il se plaint notamment de la violation du principe de spécialité, car l’AMF aurait transmis des informations au Tribunal de grande instance de Paris dans le cadre d’une procédure pénale à son encontre. Le Département fédéral des finances l’informe qu’il n’y a aucune raison pour la Confédération d’intervenir après examen des pièces produites. Albert requiert alors un prononcé d’une décision formelle par le Conseil fédéral ou l’autorité délégataire.  Le Conseil fédéral indique à Albert qu’aucune suite ne sera donnée à sa dénonciation contre la France ni à une éventuelle plainte contre la FINMA. Après le rejet – pour irrecevabilité – du recours formé devant le Tribunal administratif fédéral par Albert, ce dernier recourt contre cet arrêt devant le Tribunal fédéral.

Premièrement, le Tribunal fédéral examine si l’art. 32 al. 1 let. a LTAF s’applique au cas d’espèce. Les recours sont irrecevables contre les décisions relevant des affaires extérieures. Cette disposition vise notamment les actes du gouvernement ou de l’administration ayant pour finalité la défense des intérêts de la Suisse tant au niveau national qu’international. Le Tribunal fédéral constate que la requête relève des relations extérieures au sens de l’art. 32 al. 1 let. a LTAF, car elle enjoint au Conseil fédéral d’intervenir auprès de la France afin de constater la violation du principe de spécialité et de restituer à la FINMA les données transmises.

Deuxièmement, le Tribunal fédéral analyse si la contre-exception de l’art. 32 al. 1 let. a in fine LTFA – qui admet le recours si le droit international confère un droit à ce que la cause soit jugée par un tribunal – s’applique. Le Tribunal fédéral examine, d’une part, si Albert a bénéficié d’un recours effectif au sens de l’art. 13 CEDH dans le cadre de l’entraide administrative, et d’autre part, si des obligations positives découlent de l’art. 8 CEDH. Il rappelle que l’art. 8 CEDH a pour but de protéger les individus contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans leur vie privée. Ainsi, la Suisse a un devoir de prendre des mesures raisonnables et appropriées pour garantir le droit à la vie privée des justiciables, de sorte qu’elle doit préserver un équilibre entre l’intérêt général et les intérêts du justiciable. Il est reconnu que les données bancaires sont protégées par l’art. 8 CEDH.

Avant d’accorder l’assistance administrative, la Suisse doit s’assurer que l’utilisation des données se fera conformément aux garanties de l’art. 8 CEDH. Cette obligation était concrétisée par l’art. 38 al. 2 aLBVM qui disposait que l’assistance était accordée si l’autorité étrangère utilisait les données exclusivement pour la mise en œuvre de la règlementation boursière et que si elle était tenue au secret de fonction et au secret professionnel. De plus, la FINMA doit s’assurer qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que l’autorité requérante ne respecterait pas le principe de spécialité. Dans le cas contraire, la FINMA doit demander des garanties supplémentaires, voire refuser la requête.

Après l’octroi, l’art. 8 CEDH n’impose pas d’obligations à prendre des mesures diplomatiques, car le Conseil fédéral a un pouvoir discrétionnaire à ce sujet. En cas de violation du principe de spécialité de l’État requérant, il est de sa compétence d’examiner la prétendue violation.

Le Tribunal fédéral constate que la prétendue violation du principe de spécialité a été commise hors du territoire suisse, puisque la décision de l‘AMF de transmettre des éléments du dossier au Tribunal de grande instance de Paris est une décision souveraine prise par la France. En outre, Albert a bénéficié en 2012 d’un recours effectif au sens de l’art. 13 CEDH ayant abouti à un arrêt définitif du Tribunal administratif fédéral constatant que les conditions de l’art. 38 aLBVM étaient remplies. Partant, un droit à obtenir, a posteriori, de la Suisse qu’elle enjoigne à la France de se conformer à ses engagements ne découle pas de la CEDH et c’est à bon droit que le Conseil fédéral a refusé de donner suite à la plainte d’Albert.

Cet arrêt démontre qu’une fois les données transmises à une autorité étrangère, il est difficile de s’assurer que ces données ne seront pas transmises dans le cadre d’une autre procédure que celle visée par l’assistance administrative. De plus, la violation du principe de spécialité dans l’État requérant n’oblige pas l’État requis à prendre des mesures diplomatiques. Dès lors, le justiciable devra défendre ses droits au niveau de la procédure d’assistance administrative, et notamment évaluer – de son côté – s’il y a un risque d’atteinte à sa vie privée par l’État requérant pour s’opposer à la transmission des informations. En cas de violation du principe de spécialité par l’État requérant, le justiciable devra saisir les tribunaux de cet État.