Ordres bancaires frauduleux
La faute de la fondation peut-elle vraiment tout interrompre ?

Célian Hirsch
Une cliente qui reçoit l’avis de débit d’un ordre frauduleux commet une faute si elle ne le conteste pas. Cette faute interrompt la causalité entre la faute grave de la banque et le dommage (4A_610/2023).
Une fondation liechtensteinoise gère le patrimoine d’un prince. Son siège est auprès d’une étude d’avocat au Liechtenstein. Un avocat de cette étude est membre du conseil de fondation avec signature collective à deux avec le prince.
La fondation ouvre un compte auprès d’une banque genevoise. Elles conviennent que les relevés bancaires sont envoyés auprès de l’étude avec copie au prince. La documentation contractuelle prévoit que la cliente supporte les risques en cas d’ordres frauduleux. Elle impose une réclamation par écrit contre les relevés dans un délai de 30 jours ; à défaut, les relevés sont réputés approuvés et les pertes à la charge du client.
En février 2017, un fraudeur réussit à prendre possession de la boîte électronique du comptable du prince. Le 5 avril 2017, il réussit à tromper l’avocat et instruit la banque de transférer USD 650’000 auprès d’une société à Hong Kong avec pour motif un « achat de machines ». Le 27 avril 2017, le fraudeur réitère et réussit, avec le même motif, à faire verser le solde du compte, à savoir environ USD 100’000, auprès d’une banque en Chine. La banque envoie par courrier les avis de débit relatifs à ces deux transferts au siège de la fondation.
Le 9 août 2017, le prince se rend aux locaux de la banque. Il y découvre la fraude et aurait contesté les ordres frauduleux.
Le 28 août 2018, la fondation conteste par écrit les ordres frauduleux. Elle dépose une demande en paiement à hauteur d’environ USD 750’000.- contre la banque auprès du Tribunal de première instance à Genève.
Le Tribunal admet intégralement la demande. Il considère que la banque a commis une faute grave. En effet, les ordres étaient insolites et la banque n’a pas effectué de call-back. Elle ne peut ainsi se prévaloir de la clause de transfert de risque. En outre, vu que l’avocat avait été trompé par le fraudeur, l’envoi des avis de débit auprès de l’étude d’avocats ne lui permet pas de se prévaloir de la clause de réclamation. Seule une connaissance effective par le prince et par l’avocat aurait pu permettre l’application de la clause de réclamation. La réaction du prince lors de sa visite à la banque est ainsi effectuée à temps.
La Cour de justice admet l’appel de la banque (ACJC/1515/2023). L’envoi des avis de débit auprès de la fondation, à savoir l’étude, était déterminant. En effet, la cocontractante de la banque est la fondation, non le prince. Il incombait ensuite à la fondation de transmettre les avis aux personnes aptes à les traiter selon sa propre organisation. En outre, lors de sa visite à la banque, le prince n’a formulé aucune réclamation écrite. Partant, la réclamation du 28 août 2018, plus d’un an après les transferts, était tardive. Les transferts litigieux sont ainsi réputés ratifiés par la fondation. Enfin, la banque ne commet aucun abus de droit, en particulier car les avis de débit ont été communiqués à la fondation.
Le Tribunal fédéral commence avec un rappel de sa méthode en trois étapes. Premièrement, il examine si les ordres ont été donnés avec ou sans « mandat ». En l’espèce, il n’est plus litigieux que les ordres aient été donnés sans mandat. Deuxièmement, le tribunal examine si les parties ont dérogé au système légal, à savoir que le dommage est à la charge de la banque, à l’aide d’une clause de transfert de risque.
Selon le Tribunal fédéral, lorsque les parties ont conclu une clause de transfert de risque, la potentielle faute concomitante du client est examinée lors de la deuxième étape. Cette faute peut interrompre le lien de causalité adéquate entre la faute grave de la banque et le dommage. Une telle interruption doit être admise lorsque le client ne consulte pas son dossier en banque restante et/ou ne conteste pas les communications adressées par la banque, en violation des conditions générales et des règles de la bonne foi.
En l’espèce, le Tribunal fédéral confirme l’appréciation de la Cour selon laquelle il appartenait à la fondation d’être mieux organisée. Ainsi, la notification des avis de débit à l’avocat, organe de la fondation, et donc sa connaissance de ceux-ci sont imputables à la fondation.
Vu l’absence de contestation dans le délai, le Tribunal fédéral retient une faute du client qui interrompt automatiquement le lien de causalité entre la faute grave de la banque et le dommage subi. En outre, à l’instar de la Cour, le Tribunal fédéral considère que la banque ne commet aucun abus de droit. Partant, il rejette le recours.
Le résultat de cet arrêt semble convaincant. La fondation a été notifiée des ordres frauduleux. En l’absence de contestation à temps, la fiction de ratification s’applique et la banque ne commettrait aucun abus de droit à l’invoquer (malgré sa faute grave).
Cela étant, le raisonnement du Tribunal fédéral pour arriver à cette conclusion, au contraire de celui de la Cour de justice, est critiquable. La Cour avait pourtant procédé à un examen rigoureux, doctrine à l’appui, sans mélanger les diverses problématiques.
Premièrement, en cas d’ordre exécuté « sans mandat », le client dispose d’une action en restitution de ses avoirs (et non d’une action en dommages-intérêts). La faute du client ne peut être invoquée pour s’opposer à cette action (ATF 146 III 121 c. 3.1.2 ; Liégeois/Hirsch, Ordres bancaires frauduleux : discours de la méthode, SJ 2021, p. 145). Cette faute doit être examinée dans la troisième étape, à savoir lorsque la banque invoque une créance en dommages-intérêts contre le client.
Deuxièmement, pour qu’une faute du client interrompe le lien de causalité, non seulement elle doit être grave, mais en plus elle doit être effectivement en lien de causalité avec le dommage. Or, en l’espèce, le client avait soutenu devant tant la Cour (contrairement à ce qu’indique le Tribunal fédéral) que le Tribunal fédéral qu’une réaction immédiate n’aurait rien changé, car les ordres avaient déjà été exécutés. Le Tribunal fédéral ne pouvait ignorer cet argument et retenir automatiquement une interruption du lien de causalité.