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Définition du sinistre dans l'assurance RC professionnelle

Le Tribunal fédéral confirme une interprétation stricte

Lorsque plusieurs clients sont lésés dans le cadre d’un même cas de fraude, une question importante se pose en matière d’assurance : s’agit-il d’un seul sinistre ou de plusieurs ? Dans son arrêt 4A_626/2024 du 21 mars 2025, le Tribunal fédéral répond par la seconde option. Il confirme une sentence arbitrale qui refusait à une banque toute couverture d’assurance, au motif que chaque prétention d’un client lésé devait être considérée comme un sinistre séparé, soumis notamment à une franchise distincte. L’arrêt rappelle l’importance de la revue des clauses de la police d’assurance.

Une employée d’une banque suisse a, sur plusieurs années, détourné des fonds appartenant à une septantaine clients. La banque a indemnisé les clients à hauteur d’environ CHF 11 millions, puis a demandé à son assurance RC professionnelle de couvrir le dommage. La police d’assurance prévoyait une franchise de CHF 2,5 millions par sinistre. L’assureur a refusé la couverture, estimant qu’il y avait autant de sinistres que de clients lésés, et qu’aucune indemnisation ne dépassait la franchise. Le tribunal arbitral a donné raison à l’assureur. La banque a alors formé un recours devant le Tribunal fédéral contre la sentence arbitrale.

Le cœur du litige réside dans l’interprétation de la clause de franchise dont résulte la question suivante : les indemnisations des clients devaient-elles être interprétées comme un seul sinistre ou traitées séparément ?

Le Tribunal fédéral rappelle d’abord que, selon l’art. 393 let. e CPC, la sentence arbitrale peut être contestée au motif qu’elle est arbitraire dans son résultat parce qu’elle repose sur des constatations de fait manifestement contraires au dossier ou sur une violation manifeste du droit ou de l’équité (consid. 2.1). Il souligne que cette exigence implique une retenue importante de la part du Tribunal fédéral.

En l’espèce, le Tribunal fédéral constate que le tribunal arbitral a considéré chaque réclamation comme un sinistre distinct, dans la mesure où les actes frauduleux de l’employée étaient individualisés. Les arbitres ont relevé que « Although NL’s [l’employée de la banque] wrongdoings were of the same nature and may have followed a similar pattern, it is not disputed by Claimant that NL had to decide independently for each customer when to sell the options (and in what amount) and when and to what amount customer funds should be used for illegal purposes, in particular to hide earlier malversations. » (consid. 2.2). Dès lors, ils ont retenu qu’il ne s’agissait pas d’un événement unique, mais d’une série de sinistres distincts.

Le Tribunal fédéral confirme que l’interprétation retenue repose sur des constatations de fait motivées et sur une lecture défendable du contrat d’assurance. Il reproche à la recourante de méconnaître la portée étroite du grief d’arbitraire au sens de l’art. 393 let. e CPC s’agissant de l’établissement des faits. Les critiques formulées ne mettent pas en évidence une contradiction manifeste avec le dossier, mais visent essentiellement l’appréciation, par le tribunal arbitral, des déclarations et éléments de preuve produits. Il relève notamment que, même si l’employée félon suivait une stratégie générale et disposait d’une vue d’ensemble, elle devait encore décider « für jede einzelne Kundenbeziehung  », soit pour chaque relation client individuellement, quand et dans quelle mesure vendre les options (consid. 2.3). Cela justifie, selon le Tribunal fédéral, de considérer chaque cas de fraude de manière distincte. Il conclut qu’aucun cas d’arbitraire n’est réalisé en l’espèce.

Même si la revue du Tribunal fédéral était limitée à l’arbitraire compte tenu de la clause d’arbitrage (qui n’est pas inusuelle dans les conditions générales d’assurance), cet arrêt montre les effets très concrets qu’une formulation imprécise dans un contrat d’assurance peut avoir. En l’absence d’une clause permettant de considérer l’ensemble des détournements comme un seul sinistre, chaque cas a été traité séparément, avec pour conséquence l’application d’une franchise à chaque réclamation. Le seuil de CHF 2,5 millions n’a été dépassé dans aucun cas, et la banque n’a donc perçu aucune indemnité de son assurance, malgré un dommage global de CHF 11 millions.

Pour les banques, cet arrêt offre une leçon importante : lorsqu’un dommage peut résulter d’actes similaires affectant plusieurs clients, il est essentiel que les polices d’assurance permettent de les regrouper. À défaut, la couverture d’assurance risque de ne pas s’appliquer, même en cas de préjudice important. Cela vaut avant tout pour les fraudes internes, mais pourrait aussi, selon les circonstances, concerner d’autres situations comme un incident technique ayant un impact sur plusieurs clients.

Enfin, l’arrêt illustre la retenue du Tribunal fédéral dans le contrôle des sentences arbitrales. Même une interprétation discutable d’un contrat ne suffit pas à faire tomber la décision sous le coup de l’arbitraire au sens de l’art. 393 let. e CPC, dont l’application reste strictement limitée. Cela renforce la responsabilité des parties lors de la rédaction et de la négociation des polices d’assurance et doit être pris en compte lors de l’appréciation de l’opportunité (ou non) de recourir à l’arbitrage comme moyen de résolution de différend.