Postposition des créances des personnes proches
Le Tribunal fédéral trace les limites

Tatiana Ayranova
Le 15 mai 2025, le Tribunal fédéral a publié un arrêt de principe (TF 5A_440/2024 du 31 mars 2025) apportant des clarifications à la question suivante : Les prêts accordés par des personnes proches à une société sans convention de postposition explicite sont-ils postposés en cas de faillite de la société ? Le Tribunal fédéral a confirmé que les créances relevant de tels prêts doivent, en principe, être traitées comme des créances ordinaires de troisième classe en cas de faillite (art. 219 al. 4 LP). Ce n’est toutefois que dans des cas exceptionnels, caractérisés par un abus manifeste d’un droit, que ces créances peuvent être considérées comme postposées par rapport à celles des autres créanciers (postposition équitable). Une condition essentielle pour la reconnaissance d’un tel abus de droit réside, en particulier, dans le fait que la société était surendettée au moment de l’octroi du prêt.
Entre 2016 et 2018, plusieurs actionnaires, ainsi qu’une société sœur, ont accordé des prêts à F. AG, une entreprise de construction confrontée à des difficultés financières. À la suite de l’ouverture de la faillite de F. AG en avril 2018, ces créanciers ont requis la collocation de certaines de leurs créances en troisième classe. La commission de surveillance et les instances cantonales ont refusé cette collocation, considérant que les créances devaient être colloquées en tant que créances postposées. Les créanciers ont alors saisi le Tribunal fédéral qui a annulé la décision de la dernière instance cantonale confirmant la collocation des créances litigieuses en troisième classe, sans postposition.
Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal fédéral a suivi le raisonnement suivant. Au moment de l’octroi des prêts en question, la postposition contractuelle entre un créancier et la société débitrice était régie par l’art. 725 al. 2 aCO (remplacé par l’art. 725b al. 4 ch. 1 CO depuis le 1er janvier 2023). Par convention de postposition, les créanciers concernés acceptent que leurs créances soient postposées à l’ensemble des autres dettes de la société, et ce pendant toute la durée du surendettement de celle-ci. Une postposition contractuelle au sens de cette disposition produit également des effets en cas de faillite.
Dans le présent cas il s’agissait en revanche de savoir si et à quelles conditions une créance était postposée, indépendamment d’un accord de postposition explicite. Les prêts accordés par des créanciers proches à des sociétés en difficulté peuvent être problématiques. Ils pourraient permettre à la société de continuer ses activités sans véritable assainissement, au détriment des autres créanciers. La doctrine a examiné le traitement des créances des personnes proches en proposant de requalifier les prêts consentis par ces personnes à des sociétés en difficulté en fonds propres (position rejetée par le Tribunal fédéral) ou de les considérer comme automatiquement postposés (postposition équitable) après les créances de troisième classe (art. 219 al. 4 LP).
La justification d’une postposition équitable a été examinée dans le présent arrêt sous l’angle d’un abus manifeste d’un droit. Le Tribunal fédéral considère qu’un abus manifeste d’un droit ne peut être retenu que si le prêt d’une personne proche est consenti à un moment où la société bénéficiaire est déjà surendettée selon son bilan. D’autres critères parfois avancés en doctrine, tels que le « test du tiers » (lorsqu’un tiers n’aurait pas accordé le prêt aux mêmes conditions en termes du montant, structure ou durée) ou l’« effet d’assainissement » (prêt accordé à un moment où seul l’apport de fonds propres aurait pu avoir un effet assainissant), ont été écartés par le Tribunal fédéral comme insuffisants pour justifier une postposition. Le Tribunal conclut que, tant que la société n’est pas surendettée, ce qui n’était pas avéré en l’occurrence, l’octroi d’un prêt par une personne proche et la revendication ultérieure de la créance dans le cadre de la faillite ne constituent pas un abus manifeste d’un droit au sens de l’art. 2 al. 2 CC.
En ce qui concerne la postposition tacite, le Tribunal fédéral considère qu’elle ne sera admise que conformément aux règles bien établies en matière d’interprétation des contrats. En l’occurrence, le Tribunal fédéral a rejeté l’argument d’une postposition implicite, en indiquant qu’aucun élément ne permettait de conclure à une volonté réelle ou présumée (déterminée selon le principe de la confiance) de postposer les prêts octroyés.
Enfin, le Tribunal fédéral s’est également penché sur la question de savoir si l’absence d’une réglementation concernant la postposition des prêts des personnes proches à des sociétés en difficulté constituait une véritable lacune ou un silence qualifié. La question de la postposition de ce type de prêts a été discutée à plusieurs reprises dans le cadre de réformes législatives. Le législateur a explicitement renoncé à introduire une règle de postposition automatique, notamment pour ne pas décourager les financements en période de crise. Selon le Tribunal fédéral, l’absence de règles explicites en la matière constitue donc un silence qualifié.
Cet arrêt renforce la sécurité juridique pour les actionnaires et administrateurs lorsqu’ils envisagent un financement de sauvegarde de leur société. Il offre également un cadre plus clair aux praticiens pour accompagner les situations de restructuration. Dans un contexte plus large de l’ensemble des créanciers (y compris des établissements financiers), la décision confirme que les créances des personnes proches ne sont pas automatiquement postposées en cas de faillite, sauf, en particulier, en cas d’abus manifeste d’un droit basé sur le critère objectif de surendettement de la société. Elle souligne par ailleurs l’importance de formaliser toute postposition par un accord écrit, afin d’assurer son opposabilité.