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Contrat de gestion de fortune

L’expertise ne saurait suppléer l’absence d’allégations

Le Tribunal fédéral confirme un arrêt de la Cour de justice genevoise rejetant une action en responsabilité dirigée contre une banque pour mauvaise gestion, en raison d’allégations jugées insuffisantes (arrêt 4A_276/2024 du 31 mars 2025).

La cliente détient un compte bancaire auprès de la banque concernée depuis les années soixante. En 1995, elle hérite de EUR 3 millions et conclut un contrat de gestion avec la banque précitée. A cette date, le portefeuille de la cliente compte uniquement des obligations et des liquidités.

En 2001, la cliente signe un document intitulé « profil d’investissement » qui propose cinq structures de portefeuille. Le choix de la cliente n’est toutefois pas clair dès lors qu’elle entoure le profil S2 (croissance légère et risques faibles) et coche le profil S3 (croissance modérée et risques peu importants). Aucune restriction de classe d’actifs n’est toutefois spécifiée. Les parties s’accordent néanmoins sur le fait qu’il s’agissait d’un profil conservateur.

En septembre 2008, le fils de la cliente apprend que le portefeuille de sa mère ne s’élève plus qu’à EUR 420’000, notamment en raison d’investissements en actions affectés par la crise financière mondiale. La relation bancaire est clôturée en juin 2010. A cette date, les avoirs de la cliente s’élèvent à EUR 355’088.

En octobre 2016, le fils de la cliente dépose une demande en paiement contre la banque. Il soutient en substance que cette dernière a violé le contrat de gestion et le profil d’investissement en adoptant une stratégie trop agressive entre 2005 et 2009, caractérisée par une exposition excessive aux actions et le recours à des produits alternatifs.

Selon le demandeur, les violations susvisées ont causé un dommage de EUR 45’936.45 correspondant (i) aux pertes directement liées aux investissements, (ii) à la rémunération indûment perçue par la banque et (iii) aux frais et commissions de gestion de la banque.

A l’appui de ce qui précède, le demandeur se limite à formuler des allégations générales sur la composition et gestion du portefeuille de sa mère. Il requiert en outre une expertise judiciaire afin d’évaluer précisément son dommage. A l’appui de sa requête, il produit une expertise privée au soutien de deux allégués également très généraux, soit pour invoquer que (i) la banque a géré le portefeuille en violation du contrat et (ii) le profil d’investissement doit correspondre à une gestion très conservatrice. Le Tribunal de première instance refuse d’ordonner une expertise judiciaire en retenant que les questions qui lui sont soumises sont de nature juridique.

Les deux instances genevoises rejettent la demande en paiement. Le demandeur recourt donc au Tribunal fédéral.

Notre Haute Cour déclare tout d’abord irrecevable le grief de l’arbitraire dans l’établissement des faits. Le Tribunal fédéral rappelle que le devoir d’allégation, soit en l’espèce déterminer si le demandeur a suffisamment allégué les classes d’actifs du portefeuille qu’il estime incompatibles avec une gestion conservatrice, est une question de droit et non pas une question d’établissement des faits.

En outre, le Tribunal fédéral confirme le raisonnement de la Cour genevoise concernant les griefs de violation du contrat et de l’existence d’un dommage.

En effet et selon notre Haute Cour, le recourant n’est pas parvenu à démontrer quelles opérations effectuées par la banque n’étaient pas en adéquation avec le profil d’investissement convenu. De fait, le demandeur s’est limité dans ses écritures à indiquer la composition du portefeuille de sa mère en évoquant des pourcentages d’actions, d’obligations et de placements alternatifs, sans préciser quels investissements concrets auraient violé le contrat de gestion ni lesquels lui auraient causé un dommage. Il s’est en outre contenté de renvoyer à un tableau de douze pages qu’il a lui-même établi, sans en détailler le contenu. Ce n’est que tardivement, lors des plaidoiries écrites finales et des déterminations spontanées ultérieures, qu’il a mentionné pour la première fois certains investissements spécifiques et leurs performances. En outre et selon le Tribunal fédéral, il n’est pas suffisant d’alléguer abstraitement qu’une gestion conforme aurait dû consister à allouer uniquement 20 à 25 % du portefeuille aux actions.

Dans une suite logique, le Tribunal fédéral déclare irrecevable le grief du recourant relatif au droit à la preuve, en retenant que les instances genevoises ont considéré à juste titre que l’expertise judiciaire n’était pas pertinente au regard des allégués de la demande, les faits invoqués n’étant ni suffisamment précis ni de nature technique ou invoqués tardivement. Or, l’expertise n’a pas vocation à remplacer l’absence d’allégations des éléments propres à démontrer une violation contractuelle.

Enfin et faute de violation contractuelle, le Tribunal fédéral n’examine pas la question du dommage. Il rappelle néanmoins la nécessité de comparer le portefeuille effectif (ou certains investissements uniquement) à un portefeuille hypothétique (ou à des investissements alternatifs hypothétiques). Ces éléments devront également et impérativement être allégués par le demandeur.

Cet arrêt rappelle l’importance du devoir d’allégation qui incombe au demandeur, en particulier en matière de dommage d’investissement (cf. not. TF 4A_202/2019, commenté in Pittet, cdbf.ch/1297/). Une expertise judiciaire ne saurait suppléer un défaut d’allégation. Il appartient au demandeur d’invoquer clairement les faits techniques qu’il entend prouver pour démontrer non seulement les violations contractuelles mais également le calcul du dommage. À cette fin, une expertise privée peut utilement servir de base pour formuler ces faits. Il est ainsi recommandé d’en alléguer substantiellement le contenu. Même si une expertise privée est désormais un moyen de preuve (art. 177 CPC), une expertise judiciaire devrait être sollicitée, à tout le moins dans le but de corroborer les conclusions techniques de l’expert privé. Ainsi, l’expertise privée peut également viser à guider utilement l’expert judiciaire dans sa mission.