Gestion de fortune
Une garantie de rendement à plusieurs millions

Sébastien Pittet
La banque qui garantit à son client un rendement de 5 % sur ses investissements doit en assumer les conséquences. Dans les arrêts 4A_361/2024 et 4A_363/2024 du 18 juin 2025, l’établissement bancaire l’a appris à ses dépens et s’est vu condamner au paiement de plus de USD 31 millions.
En juin 2010, une banque rencontre deux frères d’une riche famille qatarie en vue de nouer une relation d’affaires. Après plusieurs discussions, les parties concluent un contrat de crédit dans lequel la banque s’engage à mettre à disposition des clients un peu plus de USD 373’000’000.- destinés à être gérés par la banque et USD 336’000’000.- en liquidité. En contrepartie, les clients mettent en gage des actions d’une banque qatarie valorisées à USD 550’000’000.
Le contrat et son annexe prévoient, entre autres, les éléments suivants : (i) seuls des frais de garde à hauteur de 0.1 % seront perçus par la banque (aucuns frais de dossier ou de gestion) et (ii) un rendement annuel de 5 % sur les avoirs investis (i.e., sur les USD 373’000’000.-) est garanti par la banque. Dans plusieurs versions antérieures du contrat, il était indiqué en petits caractères en bas de chaque page que les taux de rendement mentionnés étaient indicatifs.
En juillet 2011, les clients se plaignent du rendement de leur investissement qui n’atteint pas les 5 %. De son côté, la banque soutient que ce taux n’est qu’indicatif. Le différend perdure jusqu’à ce que, en janvier 2018, les clients saisissent le Tribunal de première instance du canton de Genève d’une demande tendant au paiement d’environ USD 56’000’000 par la banque (qui, dans l’intervalle, s’est fait racheter par une autre banque).
Le dommage allégué des clients comprend (i) des frais indûment prélevés par la banque, (ii) la sous-performance des investissements (soit la différence entre le rendement annuel garanti de 5 % et le rendement effectif), (iii) une perte de gain sur les placements non effectués (soit la non-utilisation de l’intégralité des USD 373’000’000.- destinés à l’investissement) et (iv) une perte de capital sur des placements vendus (placements dans des produits à capital protégé non protégés).
En première instance, le tribunal admet tous les postes de dommages allégués par les clients. En deuxième instance, la Cour de justice admet partiellement le recours de la banque et retient un dommage d’environ USD 31’700’000.-, seules les conclusions liées à la perte de capital sur les placements vendus étant écartées. Tant les clients que la banque recourent contre cette décision.
S’agissant du recours de la banque (TF 4A_363/2024)
La banque reproche aux juges cantonaux d’avoir arbitrairement retenu (i) qu’elle s’était engagée à garantir un rendement de 5 % sur les investissements et (ii) que ce rendement portait sur l’ensemble des avoirs à investir.
Une première version du contrat indiquait un rendement garanti de 4 %. Au fur et à mesure des négociations, la banque a progressivement relevé ce taux afin de répondre aux exigences des clients, jusqu’à fixer un rendement garanti de 5 %. Dans ce contexte, la banque ne peut se prévaloir de la mention selon laquelle les taux énoncés n’étaient qu’indicatifs, dès lors que l’objet même des discussions portait précisément sur ce taux de rendement. Ensuite, le contrat stipule que l’advanced amount équivaut à l’invested amount. Le rendement garanti par la banque était donc bien fondé sur l’ensemble du crédit destiné à être investi, soit environ USD 373’000’000.-.
La banque estime en outre que les clients ont ratifié les investissements effectués et les frais bancaires prélevés, car ils ne se sont pas opposés dans le délai de réclamation d’un mois prévu par les conditions générales.
S’agissant des investissements, le Tribunal fédéral rappelle que la garantie de rendement de 5 % portait sur une base annuelle, de sorte qu’une contestation mensuelle des relevés de compte n’était pas nécessaire. Plus généralement, les clients avaient reçu en janvier 2014 (après plusieurs demandes) une quantité importante de documents (plusieurs milliers de pages) qui retraçaient les investissements des dernières années ainsi que les frais perçus. Une analyse complète de l’ensemble de ces documents ne pouvait raisonnablement être exigée des clients dans un délai d’un mois. Il ne peut en outre être reproché aux clients d’avoir attendu d’obtenir l’ensemble de la documentation avant de s’y opposer. En effet, dans une relation de gestion de fortune, il n’est pas attendu des clients de vérifier et d’analyser régulièrement les investissements entrepris ou les frais perçus (sur ce point, voir par exemple l’arrêt genevois ACJC_1265_2024, c. 2.3 s.). L’objectif de ce service est justement de déléguer la gestion des avoirs au prestataire. Pour le surplus, la banque a elle-même tardé à fournir la documentation complète. La banque commet ainsi un abus de droit en opposant la clause de réclamation aux clients.
Le Tribunal fédéral se penche finalement sur la question du dommage. Pour prouver leur dommage, les clients ont produit des calculs « extrêmement précis et détaillés ». Ils ont également fourni une expertise privée qui attestait l’exactitude des calculs. En l’occurrence, au vu de l’ampleur des efforts fournis et de la précision des calculs proposés par les clients pour prouver leur dommage, le Tribunal fédéral estime, d’une part, que les calculs des clients ne prêtent pas flanc à la critique et, d’autre part, que la banque n’a pas suffisamment réfuté l’exactitude des calculs et de l’expertise.
Le recours de la banque est donc rejeté.
S’agissant du recours des clients (TF 4A_361/2024)
Pour rappel, les clients reprochent à la banque d’avoir vendu des produits à perte alors que celle-ci s’était engagée à investir dans des produits à capital protégé. Le Tribunal fédéral rappelle qu’un produit à capital protégé (et plus particulièrement un produit structuré à « protection » du capital) n’offre pas nécessairement une protection totale du capital investi. La protection est donc relative. L’investisseur n’est pas assuré de récupérer la totalité de son investissement, mais seulement le montant contractuellement convenu avec l’émetteur du produit. Or, en l’espèce, le contrat ne stipulait pas que les investissements devaient être effectués dans des produits dont le capital était entièrement protégé et n’interdisait pas non plus à la banque de vendre des produits acquis. Sur ce point, la banque n’a donc pas violé ses obligations contractuelles en vendant à perte certains placements.
Le recours des clients est donc rejeté.
Cet arrêt met en évidence plusieurs éléments classiques des procédures judiciaires liées à un dommage d’investissement. Contrairement à la majorité des décisions du Tribunal fédéral dans ce domaine, les juges ont cette fois tranché en faveur des clients.
L’application des clauses de réclamation conduit parfois les tribunaux à rendre des décisions qui peuvent paraître injustes aux yeux des clients. Ces derniers peuvent être entièrement déboutés (TF 4A_161/2020) ou voir leurs prétentions réduites (Liégeois, cdbf.ch/1428/) en raison de leur passivité. Cet arrêt illustre quelques limites intéressantes de ces clauses dont l’application stricte risquerait de heurter le sentiment de justice. Dans ces situations, comme aime le rappeler un professeur, un jugement matériellement juste est nécessaire.
La preuve du dommage constitue bien souvent un obstacle conséquent pour les clients (voir notamment : Pittet, cdbf.ch/1297/). Bien que cet arrêt soit favorable aux clients, il démontre toutes les difficultés auxquelles peuvent être confrontés ces derniers (sur cette question : Thévenoz/Hirsch, Le pouvoir du juge d’apprécier le dommage d’investissement (art. 42 al. 2 CO)). Même dans cette situation bien particulière où le rendement des investissements était contractuellement fixé à 5 %, les efforts fournis par les clients pour prouver le dommage sont considérables. Lorsque le client se prête à l’exercice avec soin, cette décision rappelle l’importance pour la banque de contester avec précision le dommage allégué par le client.