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Principe de la rigueur documentaire

Le Tribunal fédéral a rendu, le 9 novembre 2006 (4C.393/2005), un arrêt dans lequel il avait à examiner le principe de la rigueur documentaire. Une société allemande avait conclu un contrat par lequel elle vendait des produits en acier à une autre société ; le paiement du prix de la marchandise devait intervenir par le biais d’un crédit documentaire confirmé par une banque dont le siège était à Zurich. Les documents présentés à la banque confirmatrice avaient été refusés au motif que quatre d’entre eux n’étaient pas conformes aux conditions du crédit. Contestant le bien fondé des divergences constatées par la banque, la société bénéficiaire du crédit documentaire avait agi contre la banque confirmatrice en paiement de la somme d’accréditif. Déboutée au niveau cantonal, elle avait recouru en réforme.
En fin de compte, le litige ne portait plus que sur une seule divergence, les trois autres ayant été jugées infondées. Un des documents, intitulé Forwarding Agent’s Certificate of Receipt (FCR), devait, selon les termes de l’accréditif être établi par une société par actions italienne (« spa ») ; or, le FCR remis à la banque confirmatrice avait été émis par une société du même nom, mais ayant la forme d’une société à responsabilité limitée (« srl »). En d’autres termes, le FCR était conforme quant à son contenu sauf qu’il était établi sur le papier à entête de la société XYZ « srl » au lieu de l’être au nom de la société XYZ « spa ». En réalité, il s’agissait de la même société laquelle avait simplement changé de forme sociale. Le bénéficiaire du crédit documentaire soutenait dès lors que l’instance cantonale avait mal appliqué le principe de la rigueur documentaire, celui-ci n’exigeant pas une concordance absolue, à la lettre près, entre les conditions du crédit et les documents. De surcroît, il faisait valoir que le refus des documents, dans les circonstances du cas d’espèce, constituait un abus de droit de la part de la banque.
Notre Haute Cour a d’abord rappelé qu’en vertu du principe de la rigueur documentaire la banque n’avait à vérifier que la régularité formelle et la conformité avec les conditions de l’accréditif des documents présentés, sans avoir à examiner leur exactitude matérielle. La banque n’est autorisée à payer que contre présentation de documents strictement conformes en apparence aux conditions du crédit. La banque considère donc les seuls documents, et non pas les marchandises (art. 4 RUU). La conformité apparente des documents stipulés avec les termes et conditions du crédit doit être déterminée en fonction des pratiques bancaires internationales telles que réflétées dans les RUU (art. 13 a RUU). Le Tribunal fédéral a ensuite relevé que l’instance cantonale avait correctement constaté que si la rigueur documentaire n’exige pas une concordance absolue (« eine sklavische Imitation« ) entre les conditions de l’accréditif et les documents, une stricte conformité est cependant la règle. La doctrine relève toutefois que lorsque la banque se trouve confrontée à des divergences infimes, il faut admettre – bien qu’avec prudence – que la banque puisse accepter les documents dès lors que l’irrégularité est tellement insignifiante qu’elle ne pourra en aucun cas causer de préjudice au donneur d’ordre, et qu’il y aura lieu d’admettre que ce dernier accepterait la levée des documents. Notre Haute Cour précise, dans cet arrêt, que l’utilisation de lettres minuscules plutôt que majuscules, la mention de Völkers au lieu de Voelkers, de Genf au lieu de Genève, la reproduction incorrecte de noms de rues difficiles, ou encore l’omission du code postal dans une facture commerciale constituent des exemples de telles divergences infimes.
Le bénéficiaire du crédit faisait valoir que la mention du nom de la société suivi de la mention « srl » plutôt que « spa » était sans importance, ce d’autant que l’identité de l’émetteur du FCR pouvait être déterminée de façon indubitable. Il prétendait encore, avec pertinence selon nous, que dans la pratique bancaire – et surtout en présence de divergences infimes – il est rare que la banque refuse ou accepte des documents sans en référer à son mandant ; or, ce dernier n’aurait pu contester (sauf en étant de mauvaise foi) que la société ayant émis le FCR était bien celle convenue entre les parties. D’ailleurs, la banque, après avoir refusé les documents, s’était par la suite adressée à la société italienne (devenue donc « srl ») sans se tromper de correspondant. Le bénéficiaire s’appuyait encore notamment sur une décision de la High Court de Hong-Kong dans laquelle l’identité entre « Cheergoal Industries Ltd » avec « Cheergoal Indsutrial Ltd » avait été admise. Le Tribunal fédéral a toutefois écarté tous ces arguments au motif que la banque devait s’en tenir aux seuls documents, qu’elle n’était pas tenue de vérifier l’exactitude matérielle du FCR, qu’il n’était pas prouvé qu’elle avait pris (ou pu prendre) contact avec son mandant dans le délai de sept jours ouvrés pendant lequel elle devait décider d’accepter ou non les documents (art. 13 b et 14 d i RUU), étant précisé qu’elle n’était nullement obligée de contacter le donneur d’ordre, et enfin que la référence à la forme sociale « srl » n’était pas fausse, mais bien au contraire exacte et non conforme aux conditions de l’accréditif.
Enfin, le Tribunal fédéral a écarté l’argument du bénéficiaire selon lequel le fait, pour la banque, de s’en tenir de façon si stricte aux conditions de l’accréditif – et ce, en connivence avec le donneur d’ordre – pour refuser son paiement, constituait dans le cas d’espèce un abus de droit au sens de l’art. 2 al. 2 CC. Selon notre Haute Cour, il n’était pas non plus établi que la banque savait, au moment où elle décidait de refuser les documents, que le donneur d’ordre avait déjà consenti à ce qu’il soit disposé d’une partie de la marchandise. Il a enfin jugé sans pertinence le fait que la banque devait savoir que le but poursuivi par le FCR, à savoir confirmer que la marchandise avait été mise à disposition du destinataire final de la marchandise, avait été atteint ; la banque, a-t-il rappelé, ne devait s’en tenir qu’aux documents à l’exclusion des marchandises.
En réalité, la condition stipulée dans l’accréditif de présenter un FCR émis par la société XYZ spa était devenue impossible à réaliser, ladite spa ayant changé sa forme juridique en srl. On pourra, il est vrai, objecter que ce n’était pas le problème de la banque, mais celui des parties au rapport de base. On ne peut toutefois s’empêcher d’éprouver un certain malaise, dans le cas d’espèce, à voir le bénéficiaire, en définitive trompé par un acheteur vraisemblablement devenu insolvable, ne pouvoir obtenir le paiement d’une marchandise qu’il a correctement livrée en raison d’une application très stricte du principe de la rigueur documentaire.