Election de for et consommateurs
La Cour de justice prend position mais ne tourne pas la page
Pierre Kobel
Dans un arrêt du 7 décembre 2010 dans les affaires jointes C-585/08 et C-144/09 (arrêt Pammer), la Cour de justice de l’Union européenne a pris position par voie préjudicielle sur une des conditions prévues à l’article 15(1)(c) du Règlement No 44/2001 du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile (Règlement de Bruxelles) dont le contenu est identique à la Convention du 30 octobre 2007 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile (Convention de Lugano).
On se rappellera que le passage de l’article 13(1)(3) de la Convention de Lugano version 1988 à cet article 15(1)(c) avait suscité de nombreuses questions restées ouvertes lors de la dernière Journée de droit bancaire et financier. L’article 13(1)(3) prévoyait un for particulier pour les consommateurs, soit un for impératif alternatif au choix du consommateur, en faveur des tribunaux de son domicile ou du domicile du défendeur, pour autant que la conclusion du contrat ait été précédée dans l’Etat du domicile du consommateur d’une proposition faite ou d’une publicité et, que le consommateur ait accompli dans l’Etat de son domicile les actes nécessaire à la conclusion du contrat. Dans le Règlement de Bruxelles ainsi que dans la Convention de Lugano entrée en vigueur le 1er janvier dernier, cette disposition n’a été que partiellement reprise à l’article 15(1)(c) puisque ces deux dernières conditions ont été remplacées par l’exigence que le contrat ait été conclu avec une entreprise qui « exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’Etat lié par la présente Convention sur le territoire duquel le consommateur a son domicile » ou, qui « dirige ces activités vers cet Etat ou vers plusieurs Etat, dont cet Etat ». C’est cette notion indéterminée d’activité « dirigée » qui suscitait toutes les craintes et portait les banques à douter de l’utilité résiduelle des clauses de prorogation de for contenues dans leurs conditions générales. Or, l’arrêt Pammer traite précisément de cette activité « dirigée ».
Ces deux affaires concernent des contrats conclus à distance. La première porte sur la mauvaise exécution d’un contrat de voyage en cargo contracté par un citoyen autrichien auprès d’une société allemande. Le citoyen autrichien saisit les tribunaux de son pays en application des articles 15(1)(c) et 16 du Règlement de Bruxelles pour se faire rembourser le prix du voyage. La juridiction inférieure admet sa compétence au motif qu’il s’agit d’une activité dirigée vers le consommateur autrichien, celui-ci ayant fait sa réservation par Internet. La deuxième affaire concerne le paiement d’un séjour dans un hôtel autrichien suite à la réservation effectuée à distance par un citoyen allemand. L’hôtelier intente action devant les tribunaux autrichiens et se voit débouté par les instances inférieures qui le renvoient à agir en Allemagne. La Cour de justice est donc appelée à déterminer si la présentation de produits ou de services par le biais d’un site Internet peut être considérée comme une activité dirigée vers l’Etat du consommateur et, si le seul fait qu’un site puisse être consulté sur Internet suffit à cette fin.
La Cour répond clairement qu’il ne suffit pas d’avoir un site internet pour donner lieu à l’application des art. 15(1)(c) et 16. La simple accessibilité de la publicité dans l’Etat du consommateur ne suffit pas (c.69-75, 94). Il faut que le commerçant ait manifesté sa volonté d’établir des relations commerciales avec les consommateurs d’un ou de plusieurs autres Etats membres, au nombre desquels figure celui sur le territoire duquel le consommateur a son domicile (c.75). Il faut rechercher la volonté de l’entreprise en fonction de certains indices pour savoir si, avant la conclusion du contrat avec le consommateur, celle-ci « dirigeait ces activités vers ». A ce sujet, la simple distinction entre un site interactif ou non, n’est pas déterminante (c.79). S’il peut ressortir de ces indices une volonté de diriger ces activités vers le pays du consommateur, alors le for impératif devra s’appliquer.
Les indices retenus par la Cour sont notamment les suivants :
– la nature internationale de l’activité du commerçant (activité touristique
par exemple),
– la mention d’itinéraires à partir d’autres Etats membres pour se rendre au lieu où le commerçant est établi,
– l’utilisation d’une langue ou d’une monnaie autres que la langue ou la monnaie habituellement utilisées dans l’Etat membre du commerçant, avec la possibilité de réserver et de confirmer la réservation dans cette autre langue,
– la mention de coordonnées téléphoniques avec l’indication d’un préfixe international,
– l’engagement de dépenses dans un service de référencement sur Internet,
– l’utilisation d’un nom de domaine de premier niveau autre que celui de l’Etat du commerçant,
– la mention d’une clientèle internationale composée de clients domiciliés dans différents Etats membres.
La Cour ne donne aucune indication sur la quantification ou la pondération de ces indices.
Si cette jurisprudence prend clairement position sur le rôle que tient l’existence d’un site Internet dans l’application de l’article 15(1)(c), elle reste silencieuse sur la question de savoir si le contrat doit avoir été conclu à distance pour que le for impératif des consommateurs s’applique, en dépit de l’invitation expresse de l’avocat général Mme Trestenjak au chiffre 55 de ses conclusions. Sur cette question et après bien des réflexions, nous concluons qu’il y a deux interprétations possibles de cette jurisprudence. Selon la première, le for exclusif du consommateur est destiné à s’appliquer indépendamment de la façon dont le contrat est conclu, à distance ou en présence des parties, notamment dans l’Etat du commerçant, dès que l’on est en présence de plusieurs indices. La seconde ne conçoit « d’activité dirigée » qu’en présence d’un contrat à distance. La différence est importante pour nos banques. Dans la première acception, la clause de prorogation de for insérée dans le contrat ne pourra s’imposer au consommateur qui saisirait les tribunaux de son Etat membre même si le contrat a été conclu en Suisse. Dans la deuxième, la banque au bénéfice d’une telle clause pourrait exciper de l’incompétence des tribunaux de l’Etat du consommateur dans tous les cas où le contrat n’a pas été conclu à distance.
Pour notre compte et dans l’attente d’un prochain arrêt de la Cour de justice, nous émettrons un avis de prudence : Si tous les contrats avec des consommateurs ne sont pas nécessairement légitimés à bénéficier d’un for exclusif, il n’y a probablement pas non plus de raison que l’article 15(1)(c) soit limité à s’appliquer aux contrats conclus à distance uniquement.