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Blanchiment d’argent

Extension des obligations de diligence dans le domaine fiscal

Le Conseil fédéral a ouvert deux consultations liées à la lutte contre le blanchiment d’argent, une première sur l’introduction des Recommandations GAFI révisées en 2012 (cf. Actualité CDBF : Mise en œuvre en Suisse des recommandations révisées du GAFI) et une seconde concernant l’extension des obligations de diligence dans le domaine fiscal. Celle-ci s’inscrit dans la « Stratégie concernant la place financière du Conseil fédéral » ayant pour objectif une place financière conforme aux règles de la fiscalité mais reste étroitement liée à la mise en œuvre des Recommandations du GAFI concernant la criminalisation de certaines infractions fiscales et cette apparente dichotomie soulève des interrogations chez les intermédiaires financiers (IF).
Le texte proposé est une modification de la Loi sur le blanchiment d’argent (LBA). Pour mémoire, le Message relatif à la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchissage d’argent dans le secteur financier (Loi sur le blanchissage d’argent, LBA) du 17 juin 1996 (FF 1996 III 1057) précisait « Le présent acte législatif est une loi-cadre, qui se borne à définir le cercle des personnes visées, leurs devoirs fondamentaux et les mesures d’organisation de la surveillance à leur endroit. » Il est proposé de compléter la LBA en y introduisant des règles de comportement détaillées difficilement compatibles avec une loi cadre. Premièrement, les mécanismes de blanchiment, de financement du terrorisme et d’évasion fiscale ne sont pas identiques, de même que les personnes susceptibles de commettre ces infractions. Les processus pratiques à mettre en œuvre par les IF sont différents et la LBA ne semble pas être le niveau adéquat pour entrer dans le détail des obligations de diligence de façon générale. Deuxièmement, ceci pourrait avoir pour résultat une structure non symétrique de la LBA en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme d’une part et contre l’acceptation de valeurs patrimoniales non fiscalisées d’autre part. Les obligations de diligence « traditionnelles » sont formulées de façon générale dans la LBA et concrétisées aussi bien dans l’Ordonnance sur le blanchiment d’argent de la FINMA (OBA FINMA) que dans la Convention de diligence des banques (CDB) et autres textes d’autoréglementation, alors que celles concernant l’acceptation de valeurs patrimoniales non fiscalisées atteignent un niveau de détail inédit dans la LBA, nuisant ainsi à la lisibilité du système. Ceci peut aussi faire craindre que la LBA ne devienne un texte « fourre-tout » qui pourrait intégrer à l’avenir d’autres aspects indirectement liés à son but originel.
On peut se demander s’il est pertinent de traiter de façon différente les valeurs patrimoniales liées à une infraction fiscale de celles liées à d’autres infractions préalables. Soit elles sont liées à un crime fiscal et les obligations générales de la LBA s’appliquent, soit elles sont liées à un délit ou une contravention fiscale et les règles de comportement pour de tels cas pourraient être fixées par voie d’ordonnance ou tout autre instrument à disposition de la FINMA (cf. art. 28ss OBA FINMA, voire dans des textes d’autoréglementation qui permettent de tenir compte de la nature différentes des mesures à mettre en place. Cela contribuerait à tendre vers une normalisation de la question fiscale, celle-ci étant intégrée aux obligations de diligence s’appliquant aux IF de façon générale mais dans une forme permettant de tenir compte des particularités du domaine fiscal.
A noter que le texte équivalent à Singapour a été émis par la Monetary Authority of Singapore, la seule modification légale effectuée concernant la criminalisation des infractions fiscales graves. Pour quelle raison la Suisse, par une démarche dont le « Swiss finish » ne semble pas exclu, désire-t-elle aller plus loin que ses principaux partenaires ou concurrents, créant ainsi potentiellement une distorsion de marché significative pour les IF ?
En ce qui concerne les dispositions spécifiques, on peut relever ce qui suit :
L’art. 6a al. 1 introduit une obligation de vérification de la conformité fiscale, l’IF devant déterminer si les valeurs patrimoniales sont ou seront fiscalisées. Cet examen doit être systématique lors d’une entrée en relation d’affaire ou d’apport de nouveaux fonds, mais une approche basée sur les risques (RBA) peut ensuite être appliquée. L’emploi du terme « Vérification » dans le titre de l’article et le Rapport n’est pas neutre dès lors qu’il implique en principe une formalisation particulière (signature par le cocontractant et/ou prélèvement de la copie d’un document probant), contrairement à l’obligation de clarification de l’art. 6 LBA qui laisse plus de liberté dans la forme de sa mise en œuvre. Il pourrait être pertinent de revoir cette terminologie. La principale difficulté est ensuite de savoir ce que recouvre le terme « fiscalisé », sans compter la question pratique d’assurer le suivi concernant les valeurs patrimoniales qui « seront fiscalisées » (gestion des changements de situation personnelle des clients).
L’art. 6a al. 2 énumère, avec un détail laissant peu de place pour l’autoréglementation mentionnée à l’art. 17 LBA, des indices de risque accru qui pourraient indiquer que le client ne respecte pas ses obligations fiscales. On peut regretter que ces indices n’aient pas simplement été ajoutés à la liste d’indices annexée à l’OBA FINMA ou à un texte d’autoréglementation :

  • Utilisation de structures complexes sans motif apparent, notamment « de sociétés de domicile, dont l’ayant droit économique est différent du client », (cf. art. 12 al. 2 let h. OBA-FINMA) : pour mémoire, l’ayant droit économique d’une société de domicile est toujours différent du cocontractant ; conformément aux Recommandations GAFI, ce sont les structures inutilement complexes ou sans justification raisonnable qui doivent être considérées comme des indices et non la simple existence d’une structure.
  • Exigences de discrétion (indice classique en matière de lutte contre le blanchiment d’argent) : au niveau international, la banque restante est petit à petit abolie.
  • Existence d’une procédure pénale fiscale (cf. indice A39 de l’annexe OBA-FINMA).
  • Placements exécutés dans des produits exonérés d’impôts : cet indice est plus étonnant dans la mesure où le fait de proposer des produits fiscalement optimisés et adéquats par rapport au profil du client relève des devoirs découlant des obligations de l’IF. Un tel indice ne devrait pas figurer dans la LBA.

L’art. 6a al. 3 énumère des indices plaidant en faveur du respect de ses obligations fiscales par le client. L’autodéclaration (« crédible » selon le Rapport explicatif) est considérée comme un indice important, étant précisé qu’une obligation générale d’en fournir une n’a pas été introduite.
La Section 3 de la LBA fixe de nouvelles règles de comportement en matière de non-conformité fiscale et suit les obligations en cas de soupçon fondé de blanchiment d’argent, distinguant ainsi le niveau de sensibilité entre ces différentes exigences. Elle règle les comportements à adopter en cas d’identification d’indices liés à la présence d’avoirs non fiscalisés mais en l’absence de soupçon fondé de blanchiment.

  • Les articles 11a et 11b utilisent le terme de « soupçon fondé », soit pour refuser l’ouverture d’une nouvelle relation, soit pour ne pas accepter l’apport de nouvelles valeurs patrimoniales et initier un processus de clarification pour les autres valeurs déjà placées auprès de l’établissement bancaire. L’utilisation de cette terminologie est surprenante car elle correspond à une notion propre à l’art. 9 LBA qui impose une obligation de communiquer. Le Rapport utilise indifféremment « soupçon » pour « soupçon fondé » en se référant à l’art. 9 LBA et la version française mentionne dans son commentaire à propos de l’art. 11a des « infractions fiscales » alors que la version allemande mentionne correctement « Steuerverbrechen« , à savoir des crimes fiscaux. Dans tous les cas, moyennant clarification de la terminologie, ces nouveaux articles correspondent aux règles comparables figurant dans la Section 9 de l’OBA-FINMA et il est difficile de comprendre les raisons imposant la reprise de ces obligations au niveau de la loi cadre.
  • Selon l’art. 11b al. 3, la démarche de clarification ne pourrait être réalisée qu’au travers d’une « preuve », terme qui parait disproportionné.
  • Indépendamment de la situation particulière liée à l’apport de nouvelles valeurs patrimoniales, l’alinéa 4 de l’article 11 b, a également des conséquences sur les situations existantes et peut contraindre à un examen rétroactif lorsque des indices négatifs seraient identifiés par l’IF en lien avec des faits nouveaux ou nouvellement découverts. Ceci crée une grande insécurité en lien avec la « legacy« .

L’évolution des normes suisses en matière d’avoirs non fiscalisés est inéluctable et nécessaire. Cela ne saurait cependant se faire au détriment d’une bonne articulation des normes voire de la sécurité du droit et de la capacité concrète de mise en œuvre par ceux à qui elles s’appliquent. Le projet soumis contient des éléments matériels propres à permettre la mise en œuvre d’obligations de diligence en matière d’avoirs non fiscalisés, mais la forme proposée ne paraît pas adéquate, la LBA perdant au passage de sa cohérence. S’il devait s’avérer indispensable d’introduire ces obligations de diligence détaillées au niveau légal – ce dont on peut douter puisque cela n’avait pas été le cas pour les obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme – ne serait-il pas temps d’oser une révision complète de la LBA ? Une telle démarche, bien que lourde, aurait le mérite de permettre de revoir en profondeur le champ d’application personnel et matériel de la loi, ainsi que le système de communication et le rôle des diverses Autorités. On peut percevoir en effet du côté de certaines Autorités une volonté d’étendre leur champ d’intervention, soit par la transformation de l’obligation de communiquer de l’art. 9 LBA en une obligation de dénoncer lors de l’existence d’un lien avec un crime, sans considération de l’existence d’un soupçon fondé de blanchiment, soit par la différence de plus en plus ténue quant aux pouvoirs et modes d’intervention des Autorités administratives et des Autorités de poursuite pénale.