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Emission de monnaies virtuelles par les banques centrales

Vers une nouvelle révolution monétaire ?

L’autorisation donnée à l’écossais John Law de créer, au XVIIIème siècle, la Banque générale en France, avec pour mission principale d’émettre du papier-monnaie contre de l’or, constitua une révolution monétaire. Avec l’introduction du billet de banque, l’argent n’était plus conçu uniquement comme une richesse en soi, mais est devenue un moyen d’échange beaucoup plus répandu. L’émergence des monnaies virtuelles et leur éventuelle émission par les banques centrales posent la question de savoir si la société ne se dirige vers une nouvelle étape historique.

Le Comité sur les systèmes de paiement et les infrastructures de marché (CPMI) et le Comité des marchés, qui fonctionnent tous les deux dans le cadre de la Banque des règlements internationaux (BRI), ont publié récemment un rapport qui met en exergue les risques que peut présenter la création de monnaies virtuelles par les banques centrales pour la stabilité financière et la politique monétaire. Cette contribution vise à analyser les points les plus importants soulevés par ce rapport, ainsi qu’à se pencher sur la définition des monnaies virtuelles.

Le rapport se réfère à la notion de « central bank digital currencies » (CBDC), sans toutefois y donner une définition claire. Il ne contient que la notion suivante : « a CBDC is a digital form of central bank money that is different from balances in traditional reserve or settlement account ». Cette définition extrêmement étroite ne permet pas de délimiter d’une manière précise le concept de monnaie virtuelle, ni de le distinguer éventuellement de celui de cryptomonnaie. Cette démarche laisse une grande marge d’appréciation aux Etats, mais elle reste peu cohérente en termes de légistique et de sécurité juridique.

En droit suisse, l’art. 99 al. 1 Cst dispose que « la monnaie relève de la compétence de la Confédération ». Selon le Message du Conseil fédéral concernant un nouvel article constitutionnel sur la monnaie du 27 mai 1998, « la notion de monnaie doit être entendue ici sous l’angle juridique et non fonctionnel ». Cela signifie que la monnaie ne peut constituer un moyen de paiement que si l’Etat la reconnaît comme tel.

En vertu de l’art. 2 LUUMP, « les moyens de paiement légaux sont : a) les espèces métalliques émises par la Confédération ; b) les billets de banque émis par la Banque nationale suisse ; c) les avoirs à vue en francs auprès de la Banque nationale suisse ». Or, les monnaies virtuelles ne font partie de la liste. Selon le glossaire de la Banque nationale suisse (BNS), la monnaie virtuelle « n’est acceptée comme moyen de paiement que par les membres d’une communauté virtuelle spécifique. Elle n’est nulle part un moyen de paiement ayant cours légal ». Il ressort ainsi clairement des textes précités que la monnaie virtuelle n’est pas (encore) de la monnaie fiduciaire.

Dans le rapport du CPMI et du Comité des marchés, la distinction entre monnaie virtuelle et monnaie fiduciaire est illustrée par un schéma de « money flower » dans lequel trois types de CBDC sont envisagés. Selon la classification proposée, les monnaies virtuelles peuvent être émises par les banques centrales par le moyen d’une technologie qui est basée soit sur des jetons (« token-based »), soit sur un compte (« account-based »).

Il est important de distinguer les monnaies virtuelles émises par les banques centrales des jetons de paiement privés (« private digital tokens »). Selon le Guide pratique de la FINMA sur les initial coin offerings (ICO), les jetons émis dans le cadre d’une ICO, qui sont acceptés comme moyen de paiement et qui doivent servir à la transmission de fonds et de valeurs, sont des « cryptomonnaies pures » n’ayant pas cours légal. D’après le rapport du CPMI et du Comité des marchés, l’éventuelle substitution des monnaies virtuelles émises par les banques centrales aux cryptomonnaies pourrait assurer une meilleure protection des investisseurs.

Si les CBDC présentent des avantages par rapport aux cryptomonnaies, leur capacité de remplacer l’argent numéraire dans toutes les juridictions est loin d’être prouvée. Certains pays, comme la Suède, se dirigent vers une cashless economy, mais d’autres sont beaucoup plus réticents. Lors du sommet des G20, qui s’est tenu les 19 et 20 mars 2018 à Buenos Aires, l’absence de consensus politique sur l’utilisation et la régulation des monnaies virtuelles a été clairement soulignée.

Selon le rapport du CPMI et du Comité des marchés, si les banques centrales commencent à émettre de la monnaie virtuelle, il faudra s’assurer que les recommandations du GAFI sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme s’appliquent. Dans l’hypothèse où les CBDC ne sont pas anonymes, l’identification du titulaire des fonds liée au processus de know-your-customer (KYC) relèvera de la compétence des banques centrales, et non de celle des banques commerciales, ce qui engendra des coûts importants pour les banques centrales. L’activité des banques commerciales sera également impactée par une augmentation du taux d’intérêts des dépôts afin de compenser la perte de flux financiers.

En Suisse, l’émission de CBDC par la BNS couplée à une éventuelle adoption de l’initiative « Monnaie pleine » pourrait avoir des conséquences néfastes sur la stabilité financière et la politique monétaire. Il faudrait ainsi analyser avec beaucoup de prudence l’introduction des monnaies virtuelles comme moyen de paiement ayant cours légal.