Droit des héritiers
Limitation du droit à l’information
Philipp Fischer
Le Tribunal fédéral a récemment rendu un arrêt très didactique (arrêt 4A_522/2018 du 18 juillet 2019) qui présente les voies juridiques pouvant être empruntées par un héritier souhaitant accéder à des informations au sujet d’un compte bancaire détenu par le de cujus.
Peu avant son décès, une titulaire de compte donne instruction à la banque de virer l’intégralité de ses avoirs à une tierce personne, sur un compte ouvert au sein de la même banque. La question litigieuse est de savoir si la banque doit communiquer aux héritiers l’identité du titulaire du compte récipiendaire.
Dans son arrêt, le Tribunal fédéral distingue le droit à l’information de nature successorale du droit à l’information de nature contractuelle, étant précisé qu’un héritier peut invoquer ces deux moyens de droit concurremment (sous réserve des questions de compétence et de droit applicable si la situation présente un élément d’extranéité).
Droit successoral à l’information
Base légale : Le droit à l’information découle des art. 607 al. 3 et 610 al. 2 CC. À rigueur de texte, ces deux dispositions visent l’échange d’informations entre cohéritiers. La jurisprudence a toutefois jugé que les héritiers peuvent tirer de ces dispositions un droit à l’information à l’égard de banques (ATF 132 III 677, c. 4.2.4).
Titulaire : Chaque héritier peut faire valoir ce droit individuellement.
For et droit applicable en présence d’un élément d’extranéité : Le droit successoral à l’information est soumis à la LDIP (mais pas à la Convention de Lugano, la « CL« ). Ce droit peut être invoqué devant le tribunal suisse du dernier domicile du défunt (art. 86 al 1 LDIP). S’agissant du droit applicable, si le de cujus était domicilié à l’étranger, la succession (y compris l’existence et l’étendue du droit successoral à l’information) est régie par le droit que désignent les règles de droit international privé de cet État (art. 91 al. 1 et 92 al. 1 LDIP).
Portée matérielle : Chaque héritier peut obtenir des informations sur les avoirs du de cujus au jour du décès.
L’héritier réservataire (qui peut montrer que sa réserve a été lésée / art. 522 ss CC) et l’héritier légal (qui peut montrer qu’il dispose d’un droit au rapport / art. 626 CC) peuvent, en sus, obtenir de la banque des informations (i) sur les biens faisant potentiellement partie de la succession (y compris, selon le Tribunal fédéral, ceux dont le de cujus n’était que l’ayant droit économique (arrêt commenté, c. 4.3)) et (ii) sur l’identité de tiers auxquels ces biens auraient été remis ou cédés.
Droit contractuel à l’information
Base légale : Ce droit découle de l’art. 400 al. 1 CO. Les héritiers acquièrent ce droit en vertu du principe de l’universalité de la succession (art. 560 al. 1 CC).
Titulaire : Chaque héritier peut faire valoir ce droit individuellement.
For et droit applicable en présence d’un élément d’extranéité : Le droit contractuel à l’information tombe dans le champ d’application matériel de la CL. Ce droit peut ainsi être invoqué au for du défendeur (art. 2 al. 1 CL / art. 112 al. 1 LDIP), respectivement au for désigné par la clause d’élection de for (art. 23 CL). À l’égard d’une banque suisse, cette prétention est généralement soumise au droit suisse en vertu de la clause d’élection de droit contenue dans les conditions générales (art. 116 al. 1 LDIP).
Portée matérielle : Chaque héritier peut obtenir des informations sur les avoirs du de cujus au jour du décès.
S’agissant des informations relatives à la période antérieure au décès, le Tribunal fédéral avait déjà jugé que le droit contractuel à l’information des héritiers ne porte pas sur les faits de nature strictement personnelle que le de cujus avait confiés à la banque (ATF 133 III 664, c. 2.5).
Par ailleurs, l’arrêt résumé ici introduit une autre limitation significative qui, à notre connaissance, est évoquée pour la première fois de manière aussi explicite dans la jurisprudence du Tribunal fédéral : « [L]e droit de nature contractuelle des héritiers aux renseignements ne saurait être illimité, autrement dit avoir exactement la même étendue que le droit du défunt aux renseignements envers la banque » (arrêt commenté, c. 4.5.2). Ainsi, si l’exercice de ce droit vise à obtenir des informations sur des ordres correctement exécutés avant le décès (et non pas à remettre en cause la responsabilité de la banque pour des ordres qui auraient été mal exécutés), seuls l’héritier réservataire (qui dispose d’une action en réduction) et l’héritier légal (qui dispose d’une action en rapport) bénéficient du droit d’obtenir des informations sur la période antérieure au décès. À première vue, s’agissant de cette catégorie d’héritiers, le droit contractuel à l’information est ainsi soumis aux mêmes limites que le droit successoral à l’information (cf. ci-dessus).
Ainsi, dans le cadre du droit contractuel à l’information, les héritiers ne peuvent obtenir des informations sur la période antérieure au décès que si ces informations sont nécessaires (i) pour exercer une action en réduction (ou une action en rapport) ou (ii) pour remettre en cause la responsabilité de la banque. Dans les autres cas de figure, le droit à la confidentialité du de cujus prévaut.
Décision dans le cas d’espèce
En interprétant la requête déposée par les héritiers dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral juge que les héritiers ont choisi la voie du droit contractuel à l’information.
En confrontant le montant du versement litigieux (environ EUR 500’000) à la valeur de la masse successorale (environ EUR 13’700’000), le Tribunal fédéral estime qu’une lésion de la réserve est hautement invraisemblable dans le cas d’espèce. Partant, les héritiers ne disposent pas d’un droit contractuel à obtenir une information sur la période antérieure au décès, à savoir le nom du bénéficiaire du versement opéré par le de cujus.
Observations
Si l’arrêt porte sur l’accès à des informations détenues par une banque, ses considérants peuvent s’appliquer à d’autres relations contractuelles fondées sur le droit du mandat.
Le constat du Tribunal fédéral en vertu duquel le droit contractuel à l’information des héritiers n’est pas identique à celui dont bénéficiait le de cujus a un impact concret. Ainsi, il conviendra de tenir compte de cet arrêt avant de remettre aux héritiers (ou à certains d’entre eux) des informations relatives à la période antérieure au décès. Afin d’assurer un partage harmonieux de la masse successorale et éviter les écueils engendrés par cet arrêt, il serait même envisageable de demander au client de renoncer par avance au secret bancaire en faveur de ses héritiers.
L’on relèvera pour le surplus qu’un droit d’accès aux données personnelles (cf. art. 8 ss LPD) ne constituait pas une alternative envisageable dans le cas d’espèce, notamment en raison du fait que les héritiers cherchaient à obtenir des informations sur un tiers (à savoir le récipiendaire du versement).