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Abus du pouvoir de représentation

Le Tribunal fédéral ne croit pas à la bonne foi de la banque

Le Tribunal fédéral a récemment mis en ligne les considérants de sa décision du 10 décembre 2019 dans la cause 4A_504/2018. L’arrêt est destiné à la publication. Cette affaire opposait une cliente fortunée à l’une des deux grandes banques de la place financière suisse. Devant un problème délicat, la cliente a convaincu une courte majorité de juges (3-2) d’admettre son recours. Nul doute que cet arrêt sera amplement commenté, car, outre son importance pratique, il donne prise à de multiples perspectives juridiques. Dans le format court imposé ici, nous insisterons sur l’élément double qui nous paraît décisif dans cette affaire : l’omission d’interpeller la cliente et l’existence d’un conflit d’intérêts de la banque. Nous essaierons de résumer les faits sans les trahir (I.), avant de poser le problème (II.) et d’aborder les éléments clés du raisonnement (III.).

I. Faits

Une cliente demande réparation à la banque pour le dommage subi dans les circonstances suivantes : un homme à qui elle a confié une procuration générale et illimitée sur son compte a détourné près de « 13 millions », en passant 14 ordres de virement sur une période de plus de deux ans. Les virements étaient effectués « soit en faveur de son propre compte [celui du fondé de procuration] auprès de la [même] banque ou d’une banque tierce, soit en faveur du compte détenu avec son épouse auprès de la banque ». Mais il y a plus : les montants détournés ont permis à l’auteur de la trahison de financer l’acquisition d’un bien immobilier de 12 millions « conjointement avec des crédits hypothécaires que lui a octroyés la [même] banque », ainsi que des travaux de construction sur ce bien. Durant la période concernée, deux responsables se sont succédé au sein de la banque. Le second a exprimé des doutes sur la nature des virements : il s’est alors contenté de prendre « contact avec le représentant, mais pas avec la cliente ».

II. Problème

Avant de le resserrer, élargissons le problème : liberté contractuelle et besoin de protection de la cliente sont aux prises dans cette affaire. La cliente a en effet conféré une procuration générale et illimitée à un homme de confiance. Elle a ainsi exercé sa liberté contractuelle. L’homme investi de ces pouvoirs a par la suite usé de cette procuration au détriment de la cliente et dans propre intérêt. Les méfaits ont duré plus de deux ans. La banque a manqué de réagir. Peut-elle refuser de réparer le dommage en se prévalant de sa bonne foi ? Après tout, l’homme disposait de pouvoirs sur le compte. Aux termes de l’art. 3 al. 2 CC, « nul ne peut invoquer sa bonne foi, si elle est incompatible avec l’attention que les circonstances permettaient d’exiger de lui ». Cette notion juridique est soumise à l’appréciation du juge au sens de l’art. 4 CC. Elle suppose ainsi la prise en compte de « l’ensemble de la situation concrète » et l’application de « critères objectifs ».

III. Droit

Méthode : le Tribunal fédéral esquisse une méthode pour examiner les transferts que la banque exécute « en dépit d’un défaut de légitimation ou à la suite de faux non décelés ». Cette méthode s’adresse au juge (et à toute personne intéressée). Elle comporte trois étapes.

  1. Le juge doit d’abord examiner si l’ordre a été exécuté sur ou sans mandat du client. Par mandat, il faut entendre, selon nous, toute « instruction » du client ou de son représentant. Dans ce dernier cas, il faut se demander si le représentant disposait des pouvoirs de représentation nécessaires pour agir pour le compte du représenté et, le cas échéant, s’il a agi dans les limites de ceux-ci. En l’absence de pouvoirs, la question se pose de la ratification de ses actes (en l’espèce, des virements) par le titulaire du compte.
  2. Si l’ordre répond à une instruction du titulaire de compte, le raisonnement peut s’arrêter à l’étape 1 (le client ne peut rien réclamer à la banque). En revanche, si l’ordre a été exécuté sans mandat, il faut se demander qui supporte le dommage. Ce dernier est à la charge de la banque, sauf si le risque a été transféré sur la tête du client en raison d’une clause ad hoc.
  3. Si le client supporte le dommage en vertu d’une clause de transfert des risques, le raisonnement s’arrête à l’étape 2. Dans l’hypothèse où la banque assume le dommage, il faut enfin examiner si elle peut faire valoir une prétention en dommages-intérêts à l’encontre de son client (art. 97 al. 1 CO). Dans un tel cas, la banque lui opposera la compensation. Les parties seront quittes.

Notions générales : l’argent étant une chose fongible, le client qui apporte des fonds à la banque en perd la propriété par le mélange. En cas de virement bancaire, la banque transfère ainsi des valeurs qui lui appartiennent, et non à son client. Comme elle se contente de rendre le service qu’elle a promis, elle peut néanmoins demander à son mandant de lui rembourser les avances qu’elle « a fait[e]s pour l’exécution régulière du mandat » (art. 402 al. 1 CO). À la demande en restitution du client, la banque peut dès lors opposer en compensation une créance en remboursement. Tout va ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes, sauf lorsque la banque vire de l’argent sans mandat (ou instruction). Dans ce cas, elle opposera en vain la compensation au client qui agira en exécution du contrat (Erfüllungsklage) pour demander la restitution de ses avoirs. La doctrine utilise la formule : « qui paie mal paie deux fois ».

Lorsqu’un représentant a agi à la place du client, la nature des pouvoirs dont il était investi doit être examinée. Après avoir rappelé la différence entre excès (Vollmachtsüberschreitung) et abus de pouvoir (Vollmachtsmissbrauch), le Tribunal fédéral précise que le représentant qui abuse de ses pouvoirs n’a, en réalité, jamais eu l’intention d’agir pour le compte du représenté. Il « utilise seulement l’apparence découlant des pouvoirs communiqués au tiers pour agir exclusivement dans son propre intérêt » (consid. 3.2.3). À ceux qui voudraient l’oublier, le Tribunal fédéral rappelle également que le droit bancaire se distingue par son absence de singularité en la matière, « la loi n’ayant pas prévu de représentation spéciale » (consid. 3.2.4). Il peut donc appliquer ces principes généraux à la résolution du cas.

Subsomption : on a dit que le tiers, même de bonne foi, peut être déchu du droit d’invoquer la protection légale attachée à sa bonne foi lorsqu’il n’a pas exercé l’attention que les circonstances commandaient (art. 3 al. 2 CC). En l’occurrence, tel est le cas de la banque, qui se trouvait dans un conflit d’intérêts. Que les responsables successifs du compte aient ou non pris conscience des détournements importe peu dans la mesure où les prélèvements qu’opérait le représentant servaient de garantie aux crédits que la banque lui octroyait (consid. 3.4.3). Les virements ayant été effectués sans mandat (étape 1), la banque supporte le dommage, car il n’y avait – curieusement – pas de clause de transfert de risques en l’espèce (étape 2). Enfin, elle n’a ni allégué les faits ni fourni les moyens de preuve qui lui permettraient d’élever une prétention en dommages-intérêts contre le client (étape 3).

Cet arrêt est remarquable pour deux raisons, dont chaque est suffisante seule. D’une part, le Tribunal fédéral ne se contente pas de résoudre le cas, il dégage une méthode. D’autre part, même si la cliente obtient gain de cause (ce qui est assez rare pour être souligné), sa portée ne doit pas être surestimée. Selon nous, ce sont l’absence d’interpellation de la cliente et le conflit d’intérêts (donc les circonstances particulières) qui ont fait pencher la balance. Un ordre passé via e-banking a ainsi été exclu de la réparation, car il était « impossible » pour la banque d’en connaître l’auteur, sachant que la cliente avait donné son mot de passe au représentant. Au-delà de la technique juridique, cet arrêt illustre cet art de juger qui consiste à réduire un problème à sa plus simple expression pour rendre une décision qui soit adaptée à la situation concrète.