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Réparation du dommage

Blanchiment d’argent et prétentions civiles 

Le Tribunal fédéral a précisé comment devait être établi le dommage dont la réparation peut être demandée à la personne coupable de blanchiment (6B_1202/2019, destiné à publication). Ce dommage est-il limité à ce que la victime ne parviendrait pas à récupérer des auteurs de l’infraction principale, ou s’étend-il à la totalité des montants blanchis ?

Une société de production d’électricité suisse est victime d’une escroquerie pour un peu plus de CHF 5’000’000.-, commise par un employé de concert avec un fournisseur informatique, par l’émission de factures émises pour des prestations fictives. Le propriétaire d’une fiduciaire participe au recyclage des fonds provenant de l’escroquerie (les fonds passant par deux de ses sociétés, unipersonnelles). Il est acquitté de l’accusation de complicité d’escroquerie, mais condamné pour blanchiment (condamnation confirmée par le Tribunal fédéral dans un arrêt parallèle 6B_1214/2019). Le Tribunal cantonal des Grisons renvoie la société électrique à faire valoir ses prétentions par la voie civile et la société électrique forme recours auprès du Tribunal fédéral.

Le Tribunal fédéral rappelle que le juge pénal a en principe, en cas de condamnation, l’obligation de se prononcer sur les prétentions civiles dans le cadre de la procédure pénale (art. 126 CPP, si les conclusions sont précisément chiffrées et suffisamment motivées), et ce même si l’état de fait n’est pas suffisamment établi (il incombe alors au juge pénal de l’établir). Le Tribunal cantonal des Grisons avait alloué des prétentions civiles à charge des auteurs de l’escroquerie, mais avait considéré que la responsabilité du blanchisseur n’est pas concurrente à celle des auteurs de l’escroquerie au sens de l’art. 50 al. 1 CO. Pour le Tribunal cantonal, l’infraction de blanchiment est une infraction indépendante et la responsabilité du blanchisseur n’est que subsidiaire, ne pouvant porter que sur les montants finalement non récupérés auprès des auteurs de l’infraction principale, de sorte que le dommage n’avait pas été établi à ce stade.

Le Tribunal fédéral considère cette approche comme contraire au droit fédéral et renvoie la cause au Tribunal cantonal pour fixer précisément le montant du dommage.

Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que la norme réprimant le blanchiment protège également les intérêts patrimoniaux des personnes lésées par l’infraction préalable et fonde ainsi une responsabilité civile (ATF 129 IV 322, commenté in Claude Bretton-Chevallier, cdbf.ch/131). Le Tribunal fédéral rappelle que l’art. 305bis CP vise à préserver la possibilité de la confiscation de valeurs patrimoniales, confiscation qui intervient également dans l’intérêt de la victime d’infractions contre le patrimoine. Celle-ci peut en effet prétendre à la restitution des valeurs (art. 70 al. 1 i. f. CP) ou à leur allocation une fois la confiscation prononcée (art. 73 al. 1 let. b CP).

Le Tribunal fédéral affirme que le dommage consiste dans la valeur des fonds dont la confiscation a été entravée par le blanchiment.

Il relève ensuite que l’instance inférieure se réclame d’un avis doctrinal qu’elle ne lit toutefois pas correctement : Heierli propose en effet d’appliquer l’art. 50 al. 3 CO (traitant de la responsabilité du receleur), de sorte que le détournement des valeurs patrimoniales (par l’auteur de l’infraction principale) et leur blanchiment constituent un dommage unique (dont répondent tant l’auteur de l’infraction principale que le blanchisseur). Le Tribunal fédéral considère que cette analyse aboutit au même résultat que l’application de sa jurisprudence, à savoir que la responsabilité du blanchisseur s’étend au dommage correspondant aux fonds dont le blanchiment a pu entraver la confiscation.

L’approche du Tribunal cantonal des Grisons n’était probablement pas insoutenable sur le plan dogmatique (il s’agirait de comparer le patrimoine du lésé avec et sans blanchiment). Cela étant, une telle approche ne semble pas soutenue par la doctrine, poserait des problèmes pratiques (en obligeant la victime à attendre les résultats de ses actions contre les auteurs principaux avant de se retourner contre le blanchisseur) et compliquerait la tâche du juge (en empêchant notamment l’autorité pénale de trancher sur les prétentions civiles dans le cadre du procès pénal). L’approche pragmatique du Tribunal fédéral semble parfaitement convaincante. Les confirmations et précisions de cet arrêt devraient être bienvenues pour les praticiens.

On peut encore rappeler que le Tribunal a exclu la responsabilité civile du blanchisseur « par négligence » (ATF 133 III 323, commenté in Olivier Unternaehrer, cdbf.ch/521), de sorte que cette jurisprudence ne s’applique qu’à l’auteur coupable de blanchiment sur le plan pénal.