Garanties bancaires
La Cour de justice de Genève admet un cas d’appel abusif

Marie de Gottrau
Dans une décision du 24 novembre 2020 (ACJC/1653/2020), la Cour de Justice de Genève s’est prononcée sur la validité d’une demande de paiement faite au titre d’une garantie bancaire. La particularité de l’arrêt réside dans le fait que la demande émanait non pas du bénéficiaire lui-même mais d’un tiers cessionnaire, lequel avait ensuite fusionné avec le donneur d’ordre. La Cour de justice a conclu en substance qu’en plus d’être formellement non-conforme, l’appel à la garantie litigieuse était aussi abusif.
Les faits, pour le moins alambiqués, peuvent se résumer ainsi :
D (« donneur d’ordre ») a confié à la Ville E (« Ville » ou « bénéficiaire ») un droit d’usage de son abattoir en échange d’un prêt de CHF 500’000 sans intérêts. Pour garantir le remboursement du prêt, D a mandaté une banque (« garant ») afin qu’elle émette une garantie indépendante (« garantie n°1 ») d’un montant de CHF 500’000 en faveur de la Ville, payable sur présentation d’une demande de paiement écrite et d’une déclaration selon laquelle (a) le contrat de servitude a été résilié dans les délais et (b) le montant exigé en vertu de la garantie n’a pas été versé à l’échéance.
D a ensuite été acquise par G, de sorte qu’une seconde garantie (« garantie n°2 ») a été émise en faveur de la Ville. La seconde garantie reprenait en substance la teneur de la première mais désignait G comme cocontractant à la place de D. La garantie n°1 a été annulée.
Face au refus de D de rembourser la totalité du prêt après la résiliation du contrat de servitude, la Ville a fait appel à la garantie pour le solde (qui s’élevait à CHF 400’000) en se référant au contrat conclu avec D. Le garant a refusé de la payer au motif que les conditions de paiement n’étaient pas remplies, dans la mesure où le contrat sous-jacent visé par la garantie n°2 avait été conclu avec G, et non avec D.
La Ville a ensuite été dédommagée par H SA (« H ») de la somme de CHF 400’000. En contrepartie, la Ville a cédé à cette dernière sa créance à l’encontre de D ainsi que sa créance en paiement de la garantie.
H, en se fondant sur la cession de créance susmentionnée, a actionné le garant en paiement des CHF 400’000. Pendant la procédure de première instance, H a fusionné avec D (elle-même appartenant à G), laquelle a alors repris l’intégralité des actifs et passifs de H. D, dorénavant demandeur, a changé sa raison sociale en « A ».
L’action ayant été rejetée, la Cour examine sur appel si c’est à bon droit que le Tribunal a refusé d’allouer le montant réclamé à A.
La Cour commence par rappeler les principes régissant les garanties indépendantes. Ainsi le principe du formalisme strict exige dans le rapport entre le garant et le bénéficiaire de ne prendre en considération que la teneur de la garantie. Le principe de l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC) est également invoqué comme limitation au principe de l’indépendance, en permettant exceptionnellement au garant de refuser le paiement d’une garantie lorsque le bénéficiaire poursuit un objectif totalement étranger au contrat de base.
Dans un premier temps, s’agissant de déterminer si l’appel à la garantie était conforme, la Cour souligne que la Ville aurait dû invoquer dans sa requête non pas le contrat conclu avec D, mais celui conclu avec G, attendu que la garantie n°2 avait été émise pour couvrir le risque que G ne rembourse pas le prêt. Elle ajoute que la garantie n°2 avait bien été notifiée à la Ville, qui n’avait émis aucune réserve quant à cette nouvelle garantie. Il n’appartenait pas au garant, vu l’indépendance de la garantie, de s’enquérir de la situation réelle des rapports juridiques entre les parties avant d’émettre la seconde garantie. En particulier, il n’était pas censé s’assurer que la Ville ait accepté que G se substitue à son débiteur initial (D) dans le cadre du contrat de prêt. La Cour conclut que c’est en conformité avec le principe du formalisme strict que le garant a rejeté l’appel du bénéficiaire, qui ne s’est pas référé au contrat visé par la garantie en désignant à tort D comme débiteur.
Dans un second temps, la Cour s’enquiert de savoir si A commet un abus de droit en réclamant CHF 400’000 au garant. Elle constate que puisque la Ville a entièrement recouvert sa créance découlant du contrat de prêt (en obtenant CHF 100’000 de D et CHF 400’000 de H), le risque couvert par la garantie n°2 a disparu. En outre, après l’absorption de H, A se retrouve à la fois débitrice et créancière au vu du contrat sous-jacent. En effet, A (qui n’est autre que D sous sa nouvelle raison sociale), qui a une dette en remboursement du solde du prêt, dispose après la fusion avec H d’une créance en paiement du solde du prêt (H s’étant fait céder cette créance par la Ville). En somme, la Cour retient que A ne peut demander le paiement de CHF 400’000 pour se prémunir d’un risque (soit celui de ne pas se faire rembourser le prêt) contre elle-même, ce qui reviendrait à détourner la garantie de sa finalité. Pour cette raison, le comportement de A est abusif.
Cet arrêt tire sa spécificité du fait que les deux parties au contrat sous-jacent se sont substituées à des tiers qui sont intervenus dans le processus d’appel à la garantie à la place de ces derniers. La situation est alors extrêmement délicate pour la banque garante, qui risque en cas de paiement de la garantie de ne jamais récupérer la somme versée. La Cour a fait preuve de bon sens et rappelé à ce titre l’importance du principe du formalisme strict, en soulignant que des modifications dans les relations juridiques intervenues après l’émission de la garantie ne doivent pas être prises en compte. L’objection d’abus de droit, bien que retenue à titre superfétatoire, a ici également permis de protéger la banque contre les agissements de A.
Cela dit, on peut regretter que la Cour n’ait pas examiné la question de la légitimation active de A, qui a agi comme demandeur puis comme appelante alors même que la garantie sur laquelle elle fondait ses prétentions avait été délivrée en faveur de la Ville.