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Lettre de crédit standby

Fraud, procès pénal et suspension de la procédure civile

Dans un arrêt 4A_66/2022 du 25 mars dernier relatif à une lettre de crédit standby, le Tribunal fédéral a jugé que l’existence d’un procès pénal dirigé potentiellement contre le bénéficiaire de la standby justifiait une suspension du procès civil visant à déterminer le bien-fondé de la demande au titre de la standby.

Une banque a été mandatée pour émettre plusieurs lettres de crédit standby (« LCS ») en faveur d’un client de longue date, l’objectif étant de garantir au bénéficiaire le paiement par C (« C ») du prix convenu pour des livraisons de charbon. Le bénéficiaire a fait appel à deux LCS pour un montant total de USD 8’750’000 au motif que C ne lui avait pas payé le prix dû pour deux livraisons de charbon. La banque a refusé de payer le bénéficiaire en soutenant notamment que les contrats sous-jacents sur la base desquels la LCS avait été émise étaient dépourvus de toute matérialité et n’avaient été conclus que pour faire supporter à la banque le risque d’insolvabilité de C. La banque a également déposé plainte pénale contre inconnu pour escroquerie et faux dans les titres.

L’enjeu de cet arrêt est de déterminer si c’est à bon droit que la cause civile initiée par le bénéficiaire a été suspendue en attendant l’issue pénale. Le raisonnement de notre Haute Cour se résume ici à examiner si la décision cantonale (qui est une mesure provisionnelle au sens de l’art. 126 al. 1 CPC) viole un droit constitutionnel du bénéficiaire recourant (art. 98 LTF), à savoir les principes de l’interdiction de l’arbitraire et de célérité (art. 9 et 29 al. 1 Cst).

Le Tribunal fédéral rappelle d’abord qu’une lettre de crédit standby est un instrument de sûreté qui présente les caractéristiques d’un accréditif mais qui a une fonction de garantie : la banque, sur mandat d’un client (le donneur d’ordre), prend l’engagement de payer à un tiers (le bénéficiaire) une somme d’argent déterminée si ce dernier présente certains documents convenus par avance établissant que le donneur d’ordre est défaillant à l’égard du bénéficiaire.

Alors que selon le bénéficiaire le principe de célérité commande que le procès civil ne soit pas suspendu en attendant la fin de la procédure pénale, notre Haute Cour se rallie à l’opinion des juges cantonaux selon laquelle le procès civil doit être suspendu puisqu’on ne peut pas exclure une implication du bénéficiaire dans la procédure pénale. Afin d’éviter les jugements contradictoires, il s’agit de ne pas juger tout de suite la question de savoir si la banque a eu raison de refuser de payer le bénéficiaire au titre des LCS. Il faut d’abord connaître l’issue de la procédure pénale, qui devrait donner au juge civil des indications précieuses concernant l’implication du bénéficiaire dans la fraude perpétuée contre la banque, de telle sorte que la suspension de la procédure civile est justifiée.

Puisqu’il se limite à la question de savoir si la suspension du procès civil en attendant l’issue pénale est arbitraire ou viole le principe de célérité, cet arrêt laisse sur sa faim.

Il aurait été intéressant de savoir si la potentielle implication du bénéficiaire dans une fraude dirigée contre la banque (ou fraud, la LCS étant soumise au droit anglais) permettait légitimement à cette dernière de refuser le paiement des LCS ou d’invalider celles-ci.

En principe, la faculté donnée à la banque émettrice d’un accréditif ou lettre de crédit standby de refuser le paiement au bénéficiaire en invoquant un abus de droit (fraud) est très limitée. Selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, seules des circonstances particulièrement graves entrent en considération ; on est en présence d’une fraude lorsque le bénéficiaire sait ou doit savoir qu’il n’a aucun droit actuel ni futur à l’encontre du donneur d’ordre (ATF 131 III 222) ou encore lorsqu’il est évident que la créance de base est illicite ou contraire aux mœurs (ATF 130 III 462). Puisqu’un accréditif a notamment pour but de protéger le bénéficiaire contre le risque d’insolvabilité de son cocontractant, il faut que le caractère illicite ou immoral de la prétention soit évident et ressorte des preuves immédiatement disponibles (ATF 131 III 222).

En l’espèce, il n’est pas exclu que le bénéficiaire et C, agissant de collusion, aient présenté à la banque des documents fictifs établissant un contrat de vente entre eux, puis aient simulé un manquement par C de ses obligations contractuelles afin d’obtenir le paiement des LCS. L’état de fait ne dit en revanche pas si la banque, au moment où le bénéficiaire a invoqué les LCS, disposait de preuves suffisantes pour démontrer une fraude du bénéficiaire. Puisque de toute façon la banque a refusé le paiement au bénéficiaire, seule compte la question de savoir si la demande de paiement au titre des LCS était ou non fondée au vu de la relation sous-jacente.

A notre sens, dans la mesure où elle soutient avoir été trompée par les parties au contrat de base, puisque les LCS viseraient à garantir l’exécution d’un contrat sous-jacent fictif, la banque aurait aussi pu déclarer invalider les LCS émises en se basant sur une erreur essentielle de base (art. 24 al. 1 CO) ou un dol (art. 28 CO) du bénéficiaire. Elle pouvait soutenir qu’elle n’aurait jamais émis les LCS litigieuses si elle avait connu les intentions présumées dolosives du bénéficiaire.