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Séquestre d’avoirs bancaires

La procédure pénale s’enlise, le Tribunal fédéral lève les séquestres

Un séquestre pénal conservatoire peut apparaître disproportionné lorsque la procédure dans laquelle il s’inscrit s’éternise sans motifs suffisants. L’arrêt 7B_366/2023 du 14 février 2024 offre une rare illustration de l’application de ce principe par le Tribunal fédéral. Le Tribunal fédéral a en effet levé des séquestres de février 2018 portant sur des avoirs bancaires, comme l’avait décidé le Ministère public genevois, mais contrairement à la décision de deuxième instance cantonale.

En février 2018, une compagnie pétrolière appartenant à un Etat sud-américain dépose plainte pénale à Genève contre certains de ses employés, ainsi que deux employés du groupe B : elle dénonce des faits qu’elle qualifie de corruption d’agents publics étrangers (art. 322septies CP), blanchiment d’argent (art. 305bis CP) et soustraction de données (art. 143 CP). En effet, elle soupçonne ses employés d’avoir reçu des montants corruptifs provenant de comptes bancaires de B ou de sociétés contrôlées par des employés de ce groupe.

Dès le 19 février 2018, le Ministère public ordonne le séquestre de plusieurs relations bancaires pour un montant global dépassant l’équivalent de CHF 80 millions. Les relations sont au nom de B, de ses employés, ou de sociétés dont ceux-ci sont ayants droit économiques. L’une est au nom de la fille d’un employé.

En novembre 2022, le Ministère public lève les séquestres. Après avoir rappelé notamment le classement d’une procédure pénale dans le pays sud-américain en question et le défaut de réponse de la partie plaignante à ses interrogations sur les transactions illicites, le Ministère public relève que les fichiers électroniques qu’il a fait saisir à Genève en 2018, ainsi que l’ « image » du serveur de la partie plaignante qu’il a reçue (en 2018 également), n’ont pas encore été exploités, faute de critères de tri suffisamment sélectifs. Il en résulte que les soupçons initiaux n’ont pas totalement et définitivement disparu, mais qu’en l’état, les éléments réunis ne renforcent pas la perspective d’une confiscation des valeurs patrimoniales séquestrées. On comprend également de l’arrêt commenté que les auditions menées, ainsi que l’entraide avec l’Espagne et les Etats-Unis, n’ont pas amené d’éléments immédiatement utiles.

La Cour de justice admet les recours formés par la partie plaignante (ACPR/469/2023 du 20 juin 2023). Selon la Cour, deux éléments suffisamment insolites permettent de considérer que les soupçons initiaux se sont renforcés, ce qui impose de maintenir les séquestres : (1) la petite taille du groupe B sur le marché du pétrole en comparaison avec les autres négociants et (2) l’attribution en faveur des prévenus de 12 % des appels d’offres – une transaction sur huit – entre octobre 2016 et mars 2017, soit alors que le pays en question traversait une période d’instabilité et de crise constitutionnelle.

Saisi d’un recours des titulaires des comptes bancaires séquestrés, le Tribunal fédéral rappelle d’abord que, selon une jurisprudence constante, le séquestre pénal conservatoire – au sens de l’art. 263 al. 1 let. d ou e CPP – est une mesure fondée sur la vraisemblance, qui se justifie aussi longtemps que subsiste une probabilité de confiscation, de créance compensatrice ou d’allocation au lésé. Le séquestre ne peut être levé que dans l’hypothèse où il est d’emblée manifeste et indubitable que les conditions matérielles de ces mesures ne sont pas réalisées et ne pourront l’être. Cependant, les probabilités d’une confiscation, créance compensatrice ou allocation au lésé doivent se renforcer au cours de l’instruction. Un séquestre pénal peut apparaître disproportionné lorsque la procédure dans laquelle il s’inscrit s’éternise sans motifs suffisants.

Le Tribunal fédéral examine donc si les soupçons initiaux se sont renforcés en cours d’instruction et répond par la négative. Il écarte en particulier les arguments précités de la Cour de justice : ces chiffres ne permettent aucune comparaison et leur caractère insolite n’apparaît pas d’emblée évident. Cela ne suffit pas pour considérer que les séquestres se justifieraient encore. On ne saurait en outre se contenter du résultat hypothétique de l’exploitation – future – des données à disposition des autorités. Enfin, le Tribunal fédéral note que le classement à l’étranger ne peut pas être ignoré, même s’il n’est pas établi que les faits instruits et les personnes visées par la procédure pénale dans le pays sud-américain seraient les mêmes que ceux examinés en Suisse.

En définitive, le Tribunal fédéral juge qu’il n’existe plus de soupçons suffisants pour maintenir les séquestres et que l’arrêt de la cour cantonale viole le droit fédéral.

Cet arrêt appelle à notre sens les observations suivantes :

  • Le renforcement des soupçons en cours d’enquête comme condition au maintien du séquestre pénal ne doit pas être qu’un vœu pieux. De ce point de vue, il faut saluer l’intervention du Tribunal fédéral dans un cas où, apparemment, la procédure pénale ne progressait pas ou plus, alors que des avoirs étaient séquestrés depuis plusieurs années.
  • Cela dit, le déroulement de l’instruction, tel qu’il ressort de l’arrêt commenté, interpelle au regard de la maxime de l’instruction (art. 6 CPP) et s’agissant en l’espèce d’infractions poursuivies d’office. D’une part, le Ministère public semble avoir imposé des quasi-« obligations » de coopération à la partie plaignante, pour ensuite déduire de réponses jugées incomplètes un motif pour lever le séquestre. D’autre part, le Ministère public n’a pas exploité (« même de façon embryonnaire ») les données électroniques à sa disposition pendant environ cinq ans. Le Tribunal fédéral s’en étonne, mais relève que le volume de données est particulièrement important et que la partie plaignante n’a pas fait preuve d’une collaboration appropriée. La compatibilité de ces considérations avec la maxime précitée ne nous paraît pas évidente.
  • Enfin, l’argument tiré du classement à l’étranger est difficilement compréhensible pour qui n’a accès qu’à cet arrêt et celui de la Cour de justice : en quoi faudrait-il tenir compte d’un classement à l’étranger lorsqu’il n’est pas établi que les faits et les personnes sous enquête sont les mêmes qu’en Suisse ?