Rétrocessions
Une analyse des caractéristiques de l’activité de churning
Sébastien Pittet
Ce n’est pas nouveau, le gestionnaire de fortune qui procède à une activité de barattage (churning) s’expose à une condamnation pénale (gestion déloyale – art. 158 CP). Dans l’arrêt 6B_1118/2023 du 26 avril 2024, le Tribunal fédéral analyse avec précision les indices permettant de retenir ou d’écarter une activité de churning, à savoir effectuer un nombre important d’opérations dans le seul but d’augmenter ses rétrocessions.
Entre 2003 et 2005, trois clients entretiennent une relation de gestion de fortune avec un gestionnaire indépendant. Les avoirs des trois clients sont déposés au sein de la même banque dépositaire. Pour son activité, le gestionnaire est rémunéré par des honoraires qui correspondent à 0.5 % des avoirs sous gestion. En parallèle, il perçoit également des rétrocessions de la banque dépositaire, calculées en pourcentage du montant investi par transaction. En d’autres termes, plus le gestionnaire effectue de transactions, plus il reçoit des rétrocessions.
L’activité de gestion entraîne des pertes très importantes pour les clients et il est reproché au gestionnaire d’avoir procédé à une activité de churning. Le gestionnaire est condamné en première instance à une peine privative de liberté (PPL), puis acquitté en deuxième instance. L’affaire monte au Tribunal fédéral une première fois en 2019. Notre Haute Cour admet le recours et reproche à l’Obergericht zurichois de ne pas avoir fait appel à un expert financier pour rendre sa décision (TF 6B_1113/2018). Quatre ans plus tard, à la suite d’une expertise, l’Obergericht condamne cette fois le gestionnaire à une PPL de 16 mois avec sursis pour gestion déloyale qualifiée (art. 158 CP). Le gestionnaire recourt au Tribunal fédéral contre cette dernière décision.
En matière de rétrocessions, deux situations peuvent notamment conduire à une responsabilité pénale du prestataire : (i) la violation de l’obligation de rendre compte (voir notamment TF 6B_689/2016 du 14 août 2018, résumé in : Fischer, cdbf/1030) et (ii) la violation de l’obligation de restitution. C’est principalement cette deuxième alternative qui nous intéresse ici.
Lorsqu’un gestionnaire effectue des opérations non pas en fonction de l’intérêt de son client, mais pour augmenter sa rémunération, son comportement peut constituer un acte de gestion déloyale qualifié. C’est en particulier le cas d’une activité de churning, dont le Tribunal fédéral fixe les contours dans cet arrêt.
Premier indicateur d’une éventuelle activité de churning : le Turn-Over-Rate (TOR). Le TOR correspond à la valeur totale des opérations pendant une période déterminée, divisée par la valeur moyenne du portefeuille pendant cette période. En se fondant sur de la jurisprudence américaine ainsi que les développements de l’Obergericht, le Tribunal fédéral arrive à la conclusion que, pour une stratégie conservatrice, un TOR annualisé supérieur à 6 constitue un indice de churning. En fonction de la stratégie choisie, un TOR légèrement supérieur est admissible.
En l’espèce, pour le premier client, le montant total des transactions pendant une période de quatre mois s’élève à CHF 6’647’554.-, et la valeur moyenne du portefeuille pendant cette période est de CHF 983’284.-. Pour ces quatre mois, le TOR correspond ainsi à 6.76 (6’647’554/983’284), ce qui équivaut à un TOR annualisé de 20.28 (pour les deux autres clients, le TOR annualisé s’élève à 13.8 et 55.11). Ces résultats sont largement supérieurs à 6, ce qui laisse supposer une activité de churning.
Deuxième indicateur d’une activité de churning : le Cost-to-Equity-Ratio (CER). Ce ratio correspond aux frais liés aux transactions, divisés par la valeur moyenne du portefeuille. Ce calcul permet de déterminer l’augmentation du capital nécessaire à la constitution d’un bénéfice après déduction des coûts. Pour une stratégie conservatrice, un ratio annualisé supérieur à 12 % constitue un indice de churning.
En l’espèce, pour le premier client, les frais liés aux transactions pendant une période de quatre mois s’élèvent à CHF 165’080.- (frais bancaires et rétrocessions), et la valeur moyenne du portefeuille à CHF 983’284.-. Pour ces quatre mois, le CER correspond ainsi à 16.78 % (165’080/983’284), ce qui équivaut à un CER annualisé de 50.4 % (pour les deux autres clients, le CER annualisé s’élève à 40.75 % et 126.6 %). Cela signifie qu’un rendement annuel supérieur à 50.4 % était nécessaire rien que pour couvrir les frais. Ces résultats sont largement supérieurs à 12 %, ce qui laisse à nouveau supposer une activité de churning.
Dernier indicateur (considéré comme secondaire) : le Commission-to-Investment-Ratio (CIR). Ce ratio correspond aux frais liés aux transactions, divisés par la valeur initiale de l’investissement. En principe, le CIR ne devrait pas dépasser 12.8 %.
En l’espèce, pour le premier client, les frais liés aux transactions pendant une période de quatre mois s’élèvent à CHF 165’080.-, et la valeur initiale de l’investissement est de CHF 1’307’918.-. Le CIR correspond ainsi à 12.62 % (pour les deux autres clients, le CIR s’élève à 11.7 % et 30.75 %). Quand bien même le seuil de 12.8 % n’est pas dépassé pour les trois clients, le ratio élevé de CIR laisse présupposer une potentielle activité de churning.
Au vu des indices qui découlent des différents critères ci-dessus, le Tribunal fédéral confirme les développements et la sanction de l’Obergericht, les éléments constitutifs subjectifs de l’infraction de gestion déloyale étant par ailleurs également remplis.
Cet arrêt dresse une liste intéressante des critères pertinents pour qualifier une activité de churning, en allant plus loin que dans l’ATF 142 IV 346. Si ces critères existaient déjà de manière plus ou moins équivalente (voir notamment le Rapport de gestion CFB 2007, p. 86 s.), cette décision fournit des pistes intéressantes sur les seuils maximums qui peuvent déclencher une activité de churning.
Ce comportement est évidemment également proscrit par le droit civil. Le gestionnaire qui procède à cette activité viole son devoir de loyauté et de rendre compte (art. 398 et 400 CO). Sur un plan réglementaire, l’activité de churning est interdite par l’art. 27 let. a OSFin (et, avant la LSFin, par l’ancienne Circulaire 2009/1 sur le mandat de gestion de fortune). A notre avis, les critères et seuils développés dans cet arrêt pourraient être utilisés également pour interpréter l’art. 27 let. a OSFin.