Des notions à distinguer
Systèmes d’IA et modèles d’IA à usage général
Yannick Caballero Cuevas
Depuis le 1er août 2024, le règlement européen sur l’intelligence artificielle (RIA) est en vigueur (cf. cdbf.ch/1359/). Il s’applique aussi bien aux systèmes d’intelligence artificielle (SIA) qu’aux modèles d’IA à usage général (art. 2 RIA). Ce commentaire se concentre sur les définitions de ces deux notions clés dans l’application du RIA et essaie de mettre en évidence leurs caractéristiques et spécificités.
A. La notion de SIA
Selon l’art. 3 ch. 1 RIA, un SIA est « un système automatisé qui est conçu pour fonctionner à différents niveaux d’autonomie et peut faire preuve d’une capacité d’adaptation après son déploiement, et qui, pour des objectifs explicites ou implicites, déduit, à partir des entrées qu’il reçoit, la manière de générer des sorties telles que des prédictions, du contenu, des recommandations ou des décisions qui peuvent influencer les environnements physiques ou virtuels ». Les différentes notions mises en évidence méritent quelques précisions.
Tout d’abord, pour définir un SIA, la version française utilise la formulation « système automatisé » alors que les versions anglaise et allemande utilisent « machine-based system » et « maschinengestütztes System ». Ces formulations indiquent simplement qu’un SIA est un système fonctionnant à l’aide d’une machine, comme un ordinateur, une voiture autonome ou un téléphone portable.
Ensuite, il faut que le SIA déduise à partir des entrées (input) la manière de générer des sorties (output) qui peuvent prendre la forme d’une prédiction, d’un contenu (par ex. texte, image, vidéo, etc.), d’une recommandation ou encore d’une décision. La liste d’exemples n’est pas exhaustive. La sortie générée par le SIA doit influencer l’environnement physique ou virtuel. À notre sens, cette précision doit être lue en relation aux buts du RIA qui visent notamment à garantir un niveau élevé de protection de la santé, de la sécurité et des droits fondamentaux (consid. 1 RIA). De nombreux algorithmes déterministes génèrent aussi des sorties à partir d’entrées, de sorte que cette caractéristique ne permet pas de distinguer un SIA d’un système de type if-then.
Le SIA doit faire preuve d’un certain niveau d’autonomie, ce qui signifie qu’il bénéficie d’une indépendance dans son action (consid. 12 RIA). Le RIA ne précise toutefois pas le degré d’autonomie qu’un système doit avoir pour être qualifié de SIA. À notre avis, ceux conçus en se fondant sur une approche de machine learning présentent un degré d’autonomie suffisant. Ce critère d’autonomie d’un SIA permet de distinguer un SIA d’un applicatif informatique ordinaire. Par exemple, les systèmes fondés sur une pure logique déterministe sont exclus de la définition de SIA. Il est utile de relever qu’une supervision humaine d’un SIA ne permet pas de conclure que le système est dépourvu d’autonomie, car le RIA exige explicitement un contrôle humain pour les SIA à haut risque (cf. art. 14 RIA).
Enfin, la définition inclut une dernière caractéristique, précisant que les SIA peuvent s’adapter après leur déploiement. L’emploi du verbe « pouvoir » montre que ce critère n’est pas essentiel pour qualifier un système de SIA, contrairement au critère du degré d’autonomie.
B. La notion de modèle d’IA à usage général
Selon l’art. 3 ch. 63 RIA, un modèle d’IA à usage général est « un modèle d’IA, y compris lorsque ce modèle d’IA est entraîné à l’aide d’un grand nombre de données utilisant l’auto-supervision à grande échelle, qui présente une généralité significative et est capable d’exécuter de manière compétente un large éventail de tâches distinctes, indépendamment de la manière dont le modèle est mis sur le marché, et qui peut être intégré dans une variété de systèmes ou d’applications en aval, à l’exception des modèles d’IA utilisés pour des activités de recherche, de développement ou de prototypage avant leur mise sur le marché » (mise en évidence ajoutée). Ce concept a été introduit lors des discussions au Parlement européen et répond à une volonté de réglementer les IA comme ChatGPT ou Gemini. Toutefois, son ajout pose des questions. Un modèle d’IA à usage général est-il forcément un SIA ? Les définitions de SIA et de modèles d’IA à usage général s’excluent-elles ?
Un modèle d’IA à usage général présente quatre caractéristiques principales. Tout d’abord, l’entraînement de ces modèles doit être effectué sur des ensembles de données vastes et diversifiés, en s’appuyant sur l’auto-supervision (par ex. deep learning). Ensuite, le modèle ne doit pas être conçu pour une tâche spécifique, mais doit être capable de réaliser une large gamme de tâches variées, telles que la traduction de textes, la génération de contenus textuels, visuels ou audiovisuels, ou encore l’analyse de documents. La généralité d’un modèle peut également être déterminée par le nombre de paramètres que peut compter le modèle (consid. 98 RIA). Finalement, un modèle d’IA doit pouvoir être intégré dans divers systèmes (par ex. smartphones, objets connectés, etc.) ou applications.
La notion de modèles d’IA à usage général doit être distinguée de celle de SIA (consid. 97 RIA). Un modèle d’IA à usage général n’est pas, en soi, un SIA, mais peut constituer un composant essentiel d’un SIA. Dans ce cas, on parle d’un SIA à usage général lorsque ce système est capable de répondre à divers usages (consid. 100 RIA). Prenons l’exemple de ChatGPT : ce dernier utilise un large language model (LLM) pour générer du contenu. Le LLM utilisé est un modèle d’IA à usage général au sens du RIA. OpenAI a ensuite développé une interface permettant aux utilisateurs d’interagir avec le LLM. Par conséquent, le LLM constitue un composant essentiel de l’interface, qui, selon nous, peut être qualifié de SIA.
C. Conclusion
L’application matérielle du RIA repose essentiellement sur la notion de SIA et de modèle d’IA à usage général. Tandis qu’un SIA est un système automatisé doté d’un certain degré d’autonomie, capable de générer des sorties influençant des environnements physiques ou virtuels, un modèle d’IA à usage général se concentre sur la capacité d’une IA à exécuter un large éventail de tâches. Ce qui est important à retenir est qu’un modèle d’IA n’est pas en soi un SIA, mais peut en être un composant essentiel. L’intégration des modèles d’IA se fait généralement à l’aide d’interface utilisateur ou API, à l’image d’OpenAI avec ChatGPT ou son API. Le Bureau d’IA – qui est compétent pour la mise en œuvre du RIA au niveau européen – devra vraisemblablement aider les entreprises à naviguer entre ces deux notions fondamentales.