Les rétrocessions reviennent au client
Rashid Bahar
Dans un arrêt 4C.432/2005 du 22 mars 2006, destiné à publication, qui marquera sans aucun doute la pratique bancaire, le Tribunal fédéral s’est penché sur le sort des finders’ fees versés aux apporteurs d’affaires et autres rétrocessions, c’est-à-dire la part des droits de garde et frais de courtage que les banques reversent parfois aux gérants de fortune en fonction du volume d’affaire généré. Il a jugé sans ambages qu’ils reviennent au client. En même temps, tranchant une controverse doctrinale, il a considéré que les parties pouvaient convenir d’une autre solution, pour autant que l’accord soit clair et explicite.
Renversant une décision du Tribunal cantonal des Grisons, les juges de la première Cour civile, unanimes, ont considéré que l’art. 400 CO oblige le mandataire à rendre compte à son client de tous les avantages de quelque nature qu’ils soient dont il aurait bénéficié dans le cadre de l’exécution de son mandat, notamment d’éventuels rabais, rétrocessions ou pots-de-vin (Schmiergelder). A ce titre, le Tribunal fédéral a estimé qu’en principe, un gérant de fortune doit faire profiter son client de tous les finders’ fees et autres rétrocessions qu’il aurait reçus de la banque dépositaire. A toutes fins utiles, l’arrêt précise d’ailleurs que la volonté du tiers n’a aucun effet sur l’obligation de restituer. Cette solution s’applique ainsi même si la banque destine les paiements au gérant de fortune et non au client. Cette solution correspond au demeurant à la prohibition des profits secrets, bien connue des juristes anglo-américains.
Si cette première étape de l’analyse est largement acceptée en doctrine et résulte déjà d’un arrêt non publié (4C.125/2002, c. 3.1), la deuxième est plus innovatrice. La possibilité de déroger à l’art. 400 CO est en effet controversée en doctrine. Selon l’opinion traditionnelle, l’obligation de restituer les prestations reçues dans le cadre du mandat est de droit impératif et le client ne peut y renoncer qu’une fois qu’il connaît leur nature et leur valeur. En revanche, selon une tendance récente, qui fait désormais jurisprudence, les parties sont libres de convenir d’une solution divergente. Selon le Tribunal fédéral, cette convention contraire suppose cependant que le client soit informé de façon complète et exacte des rétrocessions attendues. Elle requiert également que sa volonté soit clairement manifestée. Pour le Tribunal fédéral, ces exigences sont d’autant plus importantes que, si les rétrocessions ne sont pas reversées au client, elles donnent lieu à un conflit d’intérêts pouvant notamment conduire le gérant à se livrer à du churning en faisant tourner excessivement le portefeuille.
Se penchant sur la question d’une convention contraire, le Tribunal fédéral a refusé de voir dans les rétrocessions une rémunération usuelle au sens de l’art. 394 al. 3 CO permettant au gérant de fortune de s’approprier ces paiements. Il a considéré que le fait que cette pratique soit répandue en Suisse ne suffit pas à en faire un usage, car l’art. 7 de l’annexe B du Code de conduite de l’Association suisse des gérants de fortune prévoit que le contrat de gestion de fortune doit régler expressément le traitement des rétrocessions.
Suivant un raisonnement analogue, l’arrêt rejette également l’argument selon lequel, en ne s’opposant pas à cette pratique fortement répandue, le client consent implicitement à ce que le gérant s’approprie les rétrocessions, ce d’autant que, dans le cas d’espèce, il n’était pas établi que le mandant savait que son mandataire percevait de pareilles prestations de la banque dépositaire. Ainsi, faute de convention contraire claire et explicite, le Tribunal fédéral a jugé que le gérant devait restituer à son client l’ensemble des rétrocessions et finder’s fees qu’il avait perçus dans l’exécution du mandat.
Cet arrêt a deux mérites. Premièrement, il clarifie sans équivoque le sort réservé aux rétrocessions en l’absence de disposition contractuelle à ce sujet : ils reviennent au client. Il rejette ainsi les constructions plus ou moins artificielles invoquées par certains pour permettre à un mandataire de s’approprier d’éventuelles rétrocessions sans en toucher mot à son mandant, que ce soit celle de la rémunération usuelle ou celle de la présomption de consentement tacite fondée sur l’usage.
Deuxièmement, l’arrêt reconnaît aux parties la liberté de régler l’attribution des rétrocessions par convention. A raison, il exige que celle-ci soit claire et expresse. S’il reste possible au gérant de fortune de s’approprier les rétrocessions, ce dernier doit aborder la question de plein front avec son client et préciser de façon explicite dans sa documentation contractuelle, y compris le cas échéant dans des conditions générales, le traitement qu’il entend réserver aux rétrocessions.
L’arrêt pèche sur un point crucial pourtant. Il exige que le client soit informé avant de prendre sa décision. Or, les considérants ne précisent pas à quel point l’accord du client doit être éclairé : bien que le Tribunal fédéral ne requière pas que la transparence soit faite sur les montants précis des rétrocessions perçues comme le soutenait la doctrine traditionnelle, il exige que le client soit informé de façon complète et exacte sur les rétrocessions attendues. Or, cette formulation est floue : suffit-il d’informer le client sur le principe du versement des rétrocessions ou de décrire les pratiques usuelles en la matière, si tant est qu’elles existent ? Faut-il au contraire dévoiler les arrangements en place et qui pourront le cas échéant être modifiés par la suite ?
A mon avis, l’arrêt impose en tout cas de dévoiler spontanément lors de la conclusion du contrat l’existence et la nature des accords, une simple formulation potestative ne suffisant pas. Il convient également de mentionner les risques qu’ils engendrent. En revanche, exiger de dévoiler les montants précis me semble contredire le parti pris par le Tribunal fédéral de permettre régler conventionnellement et par avance le sort des rétrocessions. Une solution prudente serait de dévoiler les termes de chaque accord topique avec les pourcentages et les autres conditions essentielles, mais il est vrai qu’elle est particulièrement onéreuse en cas de multiplication de partenaires. Une approche pratique consiste peut-être alors à dévoiler les conditions essentielles des accords en termes d’ordre de grandeur, en invitant expressément le client à solliciter des informations supplémentaires s’il le souhaite et en lui précisant les modalités d’exercice de son droit de demander des comptes comme le prévoit d’ailleurs le commentaire du Code de conduite de l’Association suisse des gérants de fortune au ch. 56 Le client sera alors malvenu de se plaindre de son manque d’informations s’il ne les a pas demandées, surtout en présence d’une clause d’attribution des rétrocessions claire et explicite.
Dans ce contexte, le projet de directive d’implémentation de la directive sur les marchés financiers peut servir de point de comparaison : la Commission européenne propose ainsi d’exiger que les intermédiaires financiers dévoilent l’existence, la nature et le montant des prestations ou lorsqu’un montant n’est pas aisément déterminable le moyen de calculer ce montant. Elle permet cependant de ne dévoiler dans un premier temps que les termes essentiels, si le client dispose d’une possibilité effective de demander les détails par la suite. Il est trop tôt pour dire si cette façon de voir s’implantera en Suisse, mais, au regard de l’incertitude qui résulte de l’arrêt, c’est sans aucun doute sur ce front que se déplacera la jurisprudence en matière de rétrocessions.