Projet de loi fédérale sur la mise en œuvre des recommandations GAFI : le strict nécessaire est-il suffisant ?
Ursula Cassani
En date du 15 juin 2007, le Conseil fédéral a publié son message sur la mise en œuvre des recommandations révisées du Groupe d’action financière (version provisoire).
Il s’agit d’une nouvelle étape dans un processus législatif complexe, entamé dans le but d’adapter le droit suisse aux standards internationaux qui se reflètent dans les recommandations du GAFI révisées en 2003 (ci-après « R-GAFI 2003 »). Après un avant-projet ambitieux publié le 12 janvier 2005 (cf. actualité n° 294 du 20 janvier 2005), alors que les experts du GAFI s’apprêtaient à se rendre dans notre pays pour évaluer notre législation, le Chef du département des finances avait décrété un « Marschhalt » en 2005 auquel il a été mis fin par la décision du Conseil fédéral du 29 septembre 2006. Dans l’intervalle, un rapport rédigé en réponse à deux postulats Stähelin avait établi que la Suisse n’était ni la meilleure élève de la classe ni dotée d’un dispositif de lutte contre le blanchiment engendrant des coûts disproportionnés. Un nouvel avant-projet, daté du 18 janvier 2007 et contenant des propositions complémentaires tenant compte des conclusions des experts du GAFI d’octobre 2005, a ensuite fait l’objet d’une procédure d’audition.
Le projet qui vient d’être soumis aux Chambres fédérales reste très en retrait par rapport aux solutions proposées en 2005 et ne contient plus que ce qui est considéré par le Conseil fédéral comme strictement indispensable pour se conformer aux « points essentiels des recommandations révisées » du GAFI. Ces mesures sont les suivantes :
Création de nouvelles infractions préalables au blanchiment et renvoi de la création de crimes en matière boursière à une révision législative ultérieure
Les R-GAFI 2003 comportent en annexe un glossaire énumérant des infractions qu’il est recommandé d’ériger en infractions préalables au blanchiment, parmi lesquelles certaines constituent des délits au regard du droit suisse. On y trouve notamment la contrebande organisée et la falsification et le piratage de marchandises, dont le Conseil fédéral propose d’ériger des formes aggravées en crimes, ce qui en fait des actes préalables au blanchiment.
Le projet renvoie, en revanche, à plus tard la question qui a rencontré les critiques les plus vives des milieux intéressés lors de la procédure de consultation, soit la création de crimes dans le domaine de la manipulation de cours et du délit d’initié, également mentionnés dans le glossaire des R-GAFI 2003. Le délit d’initié fait actuellement l’objet d’une révision législative, consistant à élargir la définition des faits visés par la suppression de l’art. 161 al. 3 CP, proposition qui vient de passer le cap du Conseil d‘Etat. Le message du Conseil fédéral présenté le 8 décembre 2006 annonçait que la question de la création de crimes dans le domaine boursier serait réglée dans le projet de loi adaptant la législation suisse aux exigences des R-GAFI 2003. Or, il n’en est rien, cette modification très fortement combattue par les intermédiaires financiers étant renvoyée à un remaniement ultérieur plus profond du droit pénal boursier.
Champ d’application matériel de la loi sur le blanchiment d’argent
Le projet propose que la lutte contre le financement du terrorisme soit mentionnée explicitement dans le titre de la loi et dans l’art. 1er définissant son objet et que les indices et soupçons de financement du terrorisme soient traités, au regard des devoirs de diligence et de communication, de la même façon que les éléments suggérant la provenance criminelle d’avoirs. Cette modification est avant tout cosmétique, tant il est vrai que les fonds servant au financement du terrorisme sont en règle générale dans le pouvoir de disposition d’une organisation criminelle, ce qui a permis à la pratique de les soumettre d’ores et déjà pleinement au dispositif de lutte contre le blanchiment.
Pour le surplus, l’avant-projet de 2005 prévoyait des modifications beaucoup plus substantielles du champ d’application quant aux activités soumises à la LBA, qui sont abandonnées.
– Ainsi, le projet renonce à mettre à profit l’occasion fournie par la révision législative pour introduire dans le texte légal les clarifications pourtant essentielles apportées par l’Autorité de contrôle dans la définition des activités relevant de l’intermédiation financière. Ces modifications auraient amélioré la sécurité juridique ; cela étant, le citoyen se consolera au regard du fait que l’applicateur de la norme a su se montrer beaucoup plus soucieux de clarté et de précision que le législateur.
– Le projet renonce aussi à une clause, proposée dans l’avant-projet de 2005 en conformité avec les standards du GAFI, visant les personnes – notaires, avocats, etc. – qui acceptent ou gèrent des fonds dans le cadre de la création d’une société et qui entrent concrètement en contact avec le capital de fondation.
– Enfin, est également abandonnée l’idée d’étendre partiellement le dispositif de la LBA aux personnes qui font le commerce d’œuvres des beaux-arts, de métaux précieux, de pierres précieuses, ou d’immeubles et qui reçoivent des sommes importantes d’argent au comptant. Cette proposition de l’avant-projet de 2005 découlait des R-GAFI 2003 et aurait rendu notre droit compatible avec la 2ème et la 3ème directive européenne en matière de blanchiment de capitaux sur ce point.
Devoirs de diligence : précisions apportées et « clause bagatelle »
Outre le fait que les indices de financement du terrorisme déclenchent les mêmes devoirs que les indices de provenance criminelle d’avoirs, deux autres retouches sont proposées, sans qu’il ne s’agisse de véritables innovations par rapport à la pratique déjà bien établie.
– D’une part, il est proposé d’ajouter à l’art. 3 al. 1 LBA une clause selon laquelle l’intermédiaire financier doit vérifier les pouvoirs et l’identité des personnes établissant la relation d’affaires pour une personne morale.
– D’autre part, un nouvel art. 6 al. 1 LBA précise que l’intermédiaire financier est tenu, de manière générale, d’identifier l’objet et le but de la relation d’affaires souhaitée par le cocontractant, que celle-ci paraisse inhabituelle ou non, l’étendue des informations à collecter étant toutefois fonction du risque que représente le cocontractant. Les termes sont mal choisis : il ne s’agit pas d’une « identification », et on peut se demander quelle est la différence entre l’« objet » et le « but » (en v. all. « Art und Zweck ») d’une relation d’affaires. La Recommandation 5 du GAFI se réfère à l’obtention d’« informations sur l’objet et la nature envisagée de la relation d’affaires » ; toutefois, rien n’interdirait au législateur suisse de reprendre la notion d’« arrière-plan économique » contenue déjà à l’art. 6 LBA dans sa version actuelle.
Par ailleurs, le projet contient, à l’art. 7a LBA, une « clause bagatelle » pour les relations d’affaires suivies impliquant des valeurs patrimoniales de peu d’importance. Selon la formule proposée, « l’intermédiaire financier peut renoncer au respect des obligations de diligence (art. 3 à 7) si la relation d’affaires porte uniquement sur des valeurs patrimoniales de faible valeur et que sa légalité est manifeste ». Sont visés, par exemple, les comptes électroniques pour le paiement de prestations sur internet. Selon sa teneur actuelle, l’art. 3 al. 2 LBA permet d’ores et déjà d’omettre les mesures d’identification et de clarification pour les opérations de caisse qui n’atteignent pas une somme importante, à condition qu’il n’y ait pas d’indices de blanchiment. Les termes employés à l’art. 7a du projet suggèrent que le seuil de l’obligation de vérification serait plus bas pour les relations d’affaires suivies que pour les opérations de caisse. Le message du Conseil fédéral ne permet pas de comprendre la raison d’être et la portée de cette différence.
Devoir de communication
C’est dans ce domaine que les modifications les plus importantes sont proposées, même s’il s’agit, pour une partie, d’ancrer dans la loi des principes dégagés par la pratique.
– La première modification proposée concerne l’art. 305ter al. 2 CP, qui confère à l’intermédiaire financier un droit de communiquer les indices fondant le soupçon que des valeurs patrimoniales proviennent du crime. Cette disposition introduite en 1994 consacre un fait justificatif qui rend licite la violation d’un éventuel devoir de discrétion pénalement protégé, par exemple du secret bancaire (art. 47 LB). En vertu du droit actuel, la communication est licite si elle est adressée aux autorités suisses de poursuite pénale ou au Bureau de communication (MROS). Le projet prévoit que les communications faites sur la base de l’art. 305ter CP devront être adressées au seul MROS, comme les communications en vertu de l’art. 9 LBA. Il s’agit là d’une proposition qui trahit une méconnaissance flagrante de la fonction de l’art. 305ter al. 2 CP, dont on ne peut qu’espérer qu’elle sera abandonnée par les Chambres fédérales, n’en déplaise aux experts du GAFI qui ont critiqué le prétendu manque de cohérence du système suisse de communication. En effet, la limitation proposée de l’art. 305ter al. 2 LBA n’obligera pas les intermédiaires financiers à communiquer au MROS leurs soupçons n’atteignant pas encore le niveau de concrétisation fondant un devoir de communication ; en revanche, elle rendra punissable au regard de l’art. 47 LB le banquier qui, pour des motifs qui peuvent être parfaitement raisonnables au regard des impératifs de la lutte contre la criminalité, par exemple en cas d’urgence, souhaite informer directement la justice pénale d’éléments de suspicion dont il a connaissance.
– La modification proposée à l’art. 9 al. 1 lit. b LBA consiste à soumettre à l’obligation de communiquer l’intermédiaire financier qui interrompt des négociations visant à établir une relation d’affaires en raison de soupçons fondés. Il s’agit d’une véritable innovation, même si l’Ordonnance de la CFB sur le blanchiment d’argent (art. 24) prévoyait déjà l’obligation de communiquer en pareilles circonstances pour les intermédiaires financiers qui lui sont soumis. La modification proposée de la LBA, qui mettra tous les intermédiaires financiers sur un pied d’égalité, découle des R-GAFI 2003.
– Le projet propose de consacrer un nouvel art. 10a LBA à la « No Tipping-off Rule », qui régit également les cas dans lesquels l’intermédiaire financier, dans le but d’améliorer l’efficacité de la lutte antiblanchiment, est autorisé à partager l’information qu’une communication a été effectuée : lorsque l’intermédiaire financier n’est pas en mesure de procéder lui-même au blocage des avoirs, lorsque deux intermédiaires financiers collaborent sur une base contractuelle pour fournir à un client des services communs en relation avec la gestion des avoirs ou lorsqu’ils appartiennent au même groupe de sociétés.
– Enfin, le projet propose une retouche à l’art. 11 LBA, qui protège l’intermédiaire financier ayant fait une communication contre une éventuelle responsabilité sur le plan civil ou pénal. Le texte légal actuel exige de l’intermédiaire financier qu’il ait fait preuve de la « diligence requise par les circonstances » ; le projet le protège s’il a agi de « bonne foi », notion moins restrictive recommandée par le GAFI.
Autres modifications de la LBA
Le nouvel art. 29a LBA proposé entend améliorer l’échange de renseignements et la coordination des mesures prises entre les autorités pénales, le MROS et les autorités de surveillance et de contrôle. L’avant-projet de 2005 contenait des propositions de révision de la LBA allant nettement plus loin, visant à améliorer le flux des informations entre les entités chargées de l’application de la loi, y compris les organismes d’autorégulation. Certaines de ces modifications, indispensables pour remédier aux lacunes résultant du caractère parcellisé du dispositif antiblanchiment suisse, ont été glissées dans le train de révisions législatives visant à la création de la FINMA.
Le projet contient également une clause de délégation, conférant au Conseil fédéral le pouvoir d’édicter les dispositions d’exécution de la loi et d’autoriser les autorités de surveillance et de contrôle à prendre des dispositions d’exécution de portée restreinte, notamment de nature technique.
Le contrôle des transports transfrontières d’espèce : retouche de la législation douanière
La Recommandation spéciale IX du GAFI, prise dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme, vise à l’instauration de mesures de contrôle du transport transfrontière d’espèces. Contrairement à ce qui est prévu chez nos voisins européens, qui ont opté pour le système de la déclaration spontanée obligatoire, le projet opte pour le système du renseignement donné par le voyageur sur demande du douanier à la frontière. Pour ce faire, la seule modification proposée consiste à introduire une clause dans la loi du 18 mars 2005 sur les douanes, en vertu de laquelle l’administration fédérale des douanes compte également parmi ses missions celle de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Renonciation au contrôle des actions au porteur
Le GAFI considère que l’investissement dans des actions au porteur constitue un mécanisme dont il est facile d’abuser pour blanchir de l’argent et préconise des mesures propres à endiguer ce risque. L’avant-projet de 2005, contrairement au projet actuel, proposait d’instaurer l’obligation d’annoncer les principaux titulaires d’actions au porteur participant à l’assemblée générale. Depuis lors, la suppression des actions au porteur a été glissée dans l’avant-projet de révision du droit de la société anonyme. Suite aux critiques véhémentes essuyées par cette proposition lors de la procédure de consultation, le Conseil fédéral a communiqué, le 14 février 2007, sa décision d’y renoncer.