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Affaire Madoff

Droit de gage des banques sur les avoirs de clients dans le cadre d'actions révocatoires (« claw back »)

La Ière Cour civile du Tribunal fédéral a rendu le 22 février 2012 un arrêt (4A_443/2011) non destiné à la publication dans lequel elle devait examiner si une banque pouvait valablement se prévaloir d’un droit de gage pour refuser la restitution de certains avoirs d’un de ses clients, dès lors que la banque était visée par une action révocatoire dans le cadre de l’affaire Madoff.
L’état de fait était le suivant : une banque refusait à sa cliente, une société des BVI, la restitution d’un montant de EUR 120’000. Les parties étaient liées par un contrat de compte courant et de dépôt. La cliente de la banque avait investi dans un fond de placement, la banque agissant comme commissionnaire. Ledit fond avait procédé à des investissements dans des sociétés de Bernard Madoff. Avant la découverte de la fraude, la cliente avait vendu ses parts et réalisé un bénéfice substantiel puisqu’en octobre 2008 elle s’était ainsi vue créditer par la banque (qui agissait vis-à-vis du fonds en son nom, mais pour le compte de sa cliente) d’un montant d’environ USD 1 million. Or, la banque fait l’objet, depuis avril 2010, d’une action en justice aux Etats-Unis en remboursement de ce montant (action révocatoire, « claw-back »). C’est pourquoi elle a refusé à sa cliente, la société des BVI, de lui restituer les avoirs restant sur son compte, avoirs sur lesquels elle prétend disposer d’un droit de gage. La cliente a donc demandé au Tribunal de commerce de Zurich la restitution de ses avoirs. Considérant que le cas était clair, elle a agi par la voie de la procédure sommaire (art. 257 CPC) et obtenu gain de cause par décision du 7 juillet 2011. La banque a recouru au Tribunal fédéral.
La créance en restitution de ses avoirs du client contre la banque, comme l’avait souligné le Tribunal de commerce zurichois, n’était en soi pas contestée. Il convenait en revanche d’examiner si cette créance était « liquide » en raison des exceptions et objections invoquées par la banque. Cette dernière faisait en effet valoir que la cliente, avec laquelle elle était liée par un contrat de commission (lequel renvoie aux dispositions du mandat), devait – en application de l’art. 402 al. 1 CO – la libérer des obligations contractées par elle dans le cadre de l’exécution régulière de son mandat, à savoir la libérer des prétentions dirigées contre elle aux USA en restitution de la somme perçue du fond de placement. La cliente ayant refusé une reprise de dette externe, elle restait, selon la banque, tenue vis-à-vis de cette dernière dans la relation interne.
Le Tribunal de commerce zurichois avait écarté cette argumentation, la jugeant « aberrante ». En effet, pour cette juridiction, l’art. 402 al. 1 CO vise les « obligations contractées », ce qui suppose un fondement contractuel (« ein rechtsgeschäftlicher Grund« ). Or, une prétention extracontractuelle d’un tiers, telle que celle intentée aux USA, ne tombe pas dans cette catégorie. La banque pourrait certes, dans l’hypothèse où elle serait condamnée et devrait payer, se prévaloir de l’art. 402 al. 2 CO qui prévoit que le mandant doit indemniser le mandataire du dommage causé par l’exécution du mandat, s’il ne prouve que ce dommage est survenu sans sa faute. Mais, il n’était pas prétendu, en l’espèce, que la cliente aurait agi fautivement, de sorte que cette disposition ne pouvait trouver application. En revanche, le tribunal zurichois relevait que la banque pouvait, en fin de compte, se voir condamnée à rembourser la somme de USD 1 million ; en conséquence, il ne pouvait être exclu que la banque dispose, à l’avenir, d’une créance en enrichissement illégitime (art. 62 al. 2 CO). Cependant, selon la juridiction cantonale, comme la banque ne disposait pas, dans le cas d’espèce, d’un droit de gage couvrant également les créances futures, elle ne pouvait s’opposer valablement à la demande de restitution de ses avoirs formulée par la cliente. La banque était dès lors condamnée à restituer à la cliente la somme de EUR 120’000.
Notre Haute Cour analyse le raisonnement tenu par le Tribunal de commerce sous l’angle (malheureusement restreint) de savoir si, dans le cas d’espèce, on se trouve dans une situation de cas clair, ce qui suppose un état de fait non litigieux et une situation juridique claire (art. 257 al. 1 CPC).
Le Tribunal fédéral souligne d’emblée que même s’il est communément admis que les créances contre le mandataire résultant d’un acte illicite ou de l’enrichissement illégitime ne sont pas couvertes par l’art. 402 al. 1 CO, mais par l’art. 402 al. 2 CO, il n’en demeure pas moins qu’il est soutenu en doctrine que des prétentions telles que celles découlant de la responsabilité civile (causale) de tiers entrent dans le champ d’application de l’art. 402 al. 1 CO. Dès lors, on ne se trouve pas dans une situation juridique claire. A cela s’ajoute que l’on ne se trouve pas dans une situation classique d’exécution du mandat, mais dans une situation extraordinaire dans laquelle un tiers demande au mandataire la restitution du profit déjà crédité au mandant et dans laquelle se pose la question des devoirs réciproques des parties consécutifs à l’action judiciaire intentée contre la banque aux USA. De surcroît, la banque ne demande pas la réparation d’un dommage survenu par hasard à la suite de l’exécution du mandat, mais la remise de sûretés pour couvrir une créance résultant précisément du profit réalisé dans le cadre d’une exécution conforme du mandat et déjà crédité au mandant. Or, le mandataire ne doit pas subir de dommage dans l’exercice de son activité réalisée dans l’intérêt de son mandant. Par ailleurs, il faut relever que le mandataire peut exiger d’être libéré des obligations contractées envers un tiers (art. 402 al. 1 CO) dès que celles-ci sont nées, même si elles ne sont pas encore exigibles, étant encore précisé que la libération des obligations contractées par le mandataire peut revêtir la forme d’une demande de fourniture de sûretés. Il s’en suit, pour le Tribunal fédéral, que les objections de la banque ne pouvaient être considérées comme étant clairement infondées. Enfin, l’argument de la cliente selon laquelle il n’existerait, pour l’heure, pas de créance contre la banque dès lors que celle-ci n’aurait pas été condamnée n’est pas pertinent. En effet, une telle créance existe d’ores et déjà et grève le patrimoine de la banque, même si elle est contestée par cette dernière. Dès lors, selon notre Haute Cour, se pose la question de savoir si la cliente ne serait pas à l’heure actuelle déjà enrichie de façon illégitime, dès lors que le profit du placement dans le fond Madoff aurait déjà été crédité sur son compte, alors que la dette potentielle résultant de l’action révocatoire intentée aux USA grèverait non pas son patrimoine mais celui de la banque. Pour tous ces motifs, le Tribunal fédéral considère que l’on ne se trouve pas dans une situation de cas clair.
Il en résulte que la procédure (sommaire) propre aux cas clairs ne saurait trouver application en l’espèce (art. 257 al. 3 CPC). Le Tribunal fédéral a donc annulé la décision du Tribunal de commerce zurichois. Les parties restent évidemment libres de soumettre à nouveau leur litige à l’appréciation des tribunaux zurichois, cette fois dans le cadre d’une procédure ordinaire.
On reste évidemment un peu sur sa faim à la lecture de cet arrêt, dès lors que le Tribunal fédéral a limité son examen du litige à la seule question de savoir si l’on se trouvait dans un cas dans lequel la situation juridique était claire ou non. Il n’en demeure pas moins que notre Haute Cour, même si ce n’est que dans le cadre d’un obiter dictum, laisse entendre que les banques, qui auraient crédité sur le compte de leurs clients les bénéfices perçus dans le cadre des placements pour lesquels elles feraient aujourd’hui l’objet d’actions révocatoires, disposeraient d’ores et déjà d’une action en enrichissement illégitime contre leurs clients. Reste à déterminer – ce que le Tribunal fédéral s’est bien gardé de faire dans cette affaire – si ces banques, dans chaque cas d’espèce, disposeraient d’un droit de rétention ou d’un droit de gage efficace sur les avoirs de leurs clients.
La question de la position des banques visées par des actions révocatoires dans l’affaire Madoff vis-à-vis de leurs clients n’est donc pas tranchée définitivement et devrait très certainement retenir à nouveau l’attention du Tribunal fédéral dans un proche avenir.
On signalera à cet égard un autre arrêt zurichois, rendu le 23 septembre 2011 par le Tribunal de cassation de Zurich, dans lequel celui-ci devait juger d’une problématique similaire. Une banque zurichoise avait souscrit pour le compte de certains de ses clients des parts de fonds de placement, lesquels fonds avaient investi la totalité de leurs avoirs auprès de Bernard L. Madoff Investment Securities LLC. Les avoirs investis avaient été perdus dans la faillite de Madoff et la banque s’était engagée à dédommager ses clients des pertes subies moyennant cession par ces derniers de leurs prétentions contre une société Z. Ltd, laquelle gérait lesdits fonds de placement et les avait distribués en Suisse. Comme cette société Z. Ltd. entretenait une relation de compte courant et de dépôt auprès de cette banque, se posait la question de savoir si cette dernière disposait d’un droit de gage sur les actifs de Z. Ltd déposés chez elle. Les tribunaux zurichois ont dénié ce droit à la banque au motif que ni le contrat de gage, ni les conditions générales de la banque ne permettaient d’étendre le droit de gage aux créances des clients de la banque contre Z. Ltd, créances cédées par ces derniers à la banque. En effet, le contrat de gage limitait le droit de gage aux créances de la banque contre Z. Ltd « résultant des contrats déjà conclus ou à conclure à l’avenir dans le cadre de la relation d’affaires existante avec la banque » ; le droit de gage prévu dans les conditions générales de la banque ne trouvait, quant à lui, pas application en dépit du fait que son libellé était rédigé de façon un peu plus large. Il s’en suit que la banque ne pouvait opposer à la société Z. Ltd aucun droit de gage pour refuser sa demande de restitution de ses avoirs.
A l’heure où Irving Picard, le liquidateur chargé de récupérer des fonds en faveur des victimes de l’affaire Madoff, dépose de nouvelles plaintes contre des établissements bancaires suisses, la question de savoir si ces derniers peuvent exercer un droit de rétention ou de gage sur les avoirs de leurs clients peut revêtir une importance cruciale. Or, on voit que la façon dont sont rédigés les contrats de gage et/ou les clauses de gage des conditions générales peut s’avérer décisive. Il serait donc judicieux pour les banques de revoir le libellé de leurs clauses de gage à la lumière des décisions susmentionnées.