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Séquestre

Notion de lien suffisant avec la Suisse en matière de crédit documentaire et de contrat d'affrètement

Le Tribunal fédéral a eu l’occasion, dans un arrêt rendu le 2 novembre 2012 (5A_222/2012), d’examiner la notion de lien suffisant avec la Suisse en matière de séquestre dans un cas de contrat d’affrètement lié à un crédit documentaire.
L’état de faits était le suivant : une société (B. SA), avec siège à Paris, avait passé un contrat d’affrètement avec une autre société (A. Ltd) établie à Nassau, Bahamas, afin de transporter une cargaison de 22’500 tonnes de blé de Bulgarie au Bangladesh. En exécution de ce contrat d’affrètement, B. SA avait procédé à quatre virements en faveur de A. Ltd auprès d’un établissement bancaire à New York par le débit de deux de ses comptes ouverts auprès d’une banque suisse à Genève. A. Ltd a ensuite adressé à B. SA un décompte final en sa faveur en paiement du fret et des surestaries, déduction faite des versements déjà effectués. B. SA a cependant refusé de payer, ce qui a conduit A. Ltd à saisir la Chambre arbitrale maritime de Paris d’une demande d’arbitrage à l’encontre de B. SA. Pour garantir ses prétentions, A. Ltd a requis et obtenu le séquestre des avoirs de B. SA auprès de sa banque genevoise. Après avoir ordonné le séquestre, le Tribunal de première instance de Genève a toutefois révoqué son ordonnance, sur opposition du débiteur, en retenant que la cause ne présentait pas de lien suffisant avec la Suisse étant donné que, si la banque genevoise avait certes effectué des paiements sur la base d’un crédit documentaire, ces paiements ne concernaient pas le contrat d’affrètement conclu entre les parties, de sorte qu’il n’y avait pas de cas de séquestre. La Cour de Justice de Genève ayant rejeté le recours formé par A. Ltd, celle-ci a interjeté recours en matière civile devant le Tribunal fédéral concluant à ce que l’ordonnance de séquestre rendue par le Tribunal de première instance soit confirmée.
L’autorité cantonale avait examiné si la créance en paiement fondée sur le contrat d’affrètement présentait un lien suffisant avec la Suisse, pour arriver à la conclusion que l’exécution du contrat d’affrètement n’avait pas eu lieu en Suisse ; en effet, seul le règlement d’une partie des prestations convenues dans ce contrat était intervenu par le débit de comptes ouverts par la débitrice auprès de la banque genevoise. Cette intervention de la banque n’était pas suffisante pour que l’on puisse retenir que la débitrice déployait une activité commerciale en Suisse en rapport avec la créance d’affrètement car elle n’impliquait aucun engagement de paiement par la banque, laquelle n’avait pas non plus tenu de rôle actif comme cela peut être le cas dans une opération de crédit documentaire.
La recourante contestait cette analyse, soutenant notamment que la banque genevoise avait joué le rôle de « banque de domicile de paiements/banque du bénéficiaire de la lettre de crédit » dans l’opération de crédit documentaire garantissant le paiement du prix de vente de la marchandise ayant fait l’objet de l’affrètement litigieux. Il fallait dès lors, selon elle, considérer que la débitrice (B. SA) déployait une activité commerciale en Suisse avec laquelle le contrat d’affrètement était en étroite connexité, l’objet du transport étant précisément le blé vendu. B. SA considérait au contraire que seul le contrat d’affrètement était déterminant pour décider de l’existence d’un cas de séquestre, la vente du blé étant à cet égard une res inter alios acta.
Cet arrêt est d’abord l’occasion pour le Tribunal fédéral de rappeler que la notion de « lien suffisant avec la Suisse » de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP ne doit pas être interprétée restrictivement. D’ailleurs, l’interprétation large de la notion se justifie aussi en raison du fait que le juge peut tenir compte des intérêts du débiteur, en astreignant le créancier à fournir des sûretés (art. 273 al. 1 LP). Ce lien suffisant peut être établi par différents points de rattachement : tel est le cas lorsque le droit suisse est applicable au litige, ou lorsque les juridictions suisses sont compétentes ratione loci ou encore lorsque le lieu d’exécution de la prestation du créancier séquestrant ou de celle du débiteur séquestré se trouve en Suisse. Ainsi, le paiement sur un compte en Suisse en relation avec le contrat litigieux peut constituer un lien suffisant avec la Suisse. De surcroît, une partie de la doctrine considère que l’activité commerciale que le débiteur exerce en Suisse constituerait également un point de rattachement pertinent ; c’est ainsi que lorsque la créance invoquée pour obtenir le séquestre est en lien avec l’activité commerciale exercée par le débiteur en Suisse, la condition du lien suffisant serait réalisée quand bien même la créance ne serait pas soumise au droit suisse.
Qu’en est-il en matière de crédit documentaire ? Le Tribunal fédéral rappelle que la doctrine considère que l’intervention d’une banque sise en Suisse dans une opération d’accréditif pourrait conduire à admettre que le débiteur développe une activité commerciale en Suisse. Cela étant, la majorité de la doctrine précise qu’il est toutefois alors nécessaire que la banque suisse ait assumé un engagement de paiement (comme banque émettrice ou confirmante) ou ait joué au moins un rôle actif, par exemple comme banque désignée ou banque domicile de paiement. Si la banque se charge en revanche uniquement de la notification du crédit documentaire, son intervention ne sera pas suffisante. Enfin, notre Haute Cour relève que, selon un auteur, le lien suffisant pourrait déjà être retenu lorsque la banque assume un rôle même marginal dans la relation contractuelle en cause, l’intervention même fortuite d’une banque sise en Suisse et/ou le paiement fortuit en Suisse du montant de l’accréditif constituant des critères de rattachement suffisants. La doctrine ne précise cependant pas si, ainsi que le soutenait la recourante en l’espèce, le lien suffisant avec la Suisse devrait aussi être retenu lorsque le crédit documentaire ne concerne pas directement la relation contractuelle dont est issue la créance en garantie de laquelle le séquestre est demandé (le contrat d’affrètement), mais une autre relation contractuelle (le contrat de vente) se trouvant seulement en connexité avec elle.
Par ailleurs, on le sait, la seule présence de biens en Suisse ne constitue pas un point de rattachement pertinent pour établir un lien suffisant au sens de l’art. 271 al. 1 ch. 4 LP. Il est toutefois intéressant de noter que le Tribunal fédéral, sans pour autant faire sienne cette opinion, relève que pour une partie de la doctrine ce point de rattachement pourrait jouer un rôle dans des cas tout à fait spéciaux, par exemple lorsque le débiteur a déposé ses biens en Suisse dans le seul but d’aggraver la situation des créanciers en leur rendant plus difficile voire impossible la poursuite de leurs droits.
L’application de ces principes au cas d’espèce laisse toutefois le lecteur sur sa faim, puisque le Tribunal fédéral ne revoit l’application du droit fédéral, en matière d’opposition à séquestre, que sous l’angle restreint de l’arbitraire (art. 98 LTF).
Notre Haute Cour peut dès lors – au motif qu’il n’est pas démontré que l’autorité cantonale aurait versé dans l’arbitraire en ne retenant pas que la banque genevoise aurait joué un rôle déterminant dans l’opération de crédit documentaire – laisser ouverte la question de savoir si, lorsqu’une banque suisse joue un rôle actif dans un crédit documentaire servant à garantir le paiement des prestations découlant d’un contrat de vente, le débiteur partie à ce contrat déploie une activité commerciale en Suisse, de sorte que les créances en découlant présenteraient un lien suffisant avec la Suisse. A fortiori, notre Haute Cour peut-elle laisser sans réponse la question de savoir si, comme le soutenait la recourante, un lien suffisant existe même lorsque la créance objet du séquestre se trouve seulement en connexité avec le contrat de vente ainsi garanti. Enfin, le Tribunal fédéral considère que l’autorité cantonale n’a pas non plus versé dans l’arbitraire en refusant le séquestre en dépit du fait que quatre versements avaient été opérés par le débiteur depuis un compte suisse sur un compte américain en exécution des prestations fournies en vertu du contrat d’affrètement. Cette conclusion est logique puisqu’en effet l’exécution du contrat n’a pas eu lieu en Suisse, mais aux Etats-Unis. Le virement depuis la Suisse rend seulement vraisemblable la présence de biens dans ce pays, ce qui ne constitue pas un point de rattachement pertinent pour établir un lien suffisant avec la Suisse.
On ne peut évidemment que regretter que le Tribunal fédéral n’ait pas indiqué, au moins sous la forme d’un obiter dictum, ce qu’il pensait de ces questions, ce d’autant que les occasions de voir tranchées par notre plus haute instance judiciaire de telles problématiques en matière de séquestre sont rares. Cela laissera cependant tout loisir aux plaideurs de méditer encore sur le sens exact à donner à la notion de lien suffisant avec la Suisse, étant précisé que celui-ci doit être jugé suffisant « lorsque l’intérêt du créancier à poursuivre le débiteur au lieu du séquestre se base sur un point de rattachement avec la Suisse qui l’emporte, au regard de l’ensemble des circonstances, sur l’intérêt du débiteur à conserver intacte sa possession ».