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Blockchain

Cryptomonnaies, jetons et papiers-valeurs : quo vadis ?

La qualification des cryptomonnaies et des cryptoactifs sous l’angle d’une longue série de notions juridiques génère d’intenses débats doctrinaux depuis déjà quelques mois. Parmi les plus discutées figure l’application des notions de papier-valeur (art. 965 CO), de droit-valeur (art. 973c CO) et de titre intermédié (art. 3 LTI) à ces nouveaux « objets juridiques non-identifiés ».

Une introduction historique nous permettra d’aborder plus facilement l’acuité de ces questions. Les papiers-valeurs existent dès l’Antiquité, mais prennent réellement leur envol dans l’Italie de la Renaissance. Au lieu de payer leurs cocontractants en pièces d’or, ce qui implique de transporter et d’assurer la sécurité de sommes importantes sur de longues distances, les marchands déposent leurs fonds auprès de banquiers et règlent leurs dettes à l’aide de documents qui donnent le droit au cocontractant de retirer auprès desdits banquiers ou de leurs correspondants une certaine quantité de numéraire. Souvent, les récipiendaires décident de régler leurs propres dettes en transmettant à leur tour cette déclaration et, avec elle, le droit au paiement qui y est incorporé : c’est ce lien, indissociable, entre un droit – ici le droit au paiement d’une certaine somme d’argent par un tiers – et un support matériel – ici un papier – qui est au fondement de la théorie des papiers-valeurs.

Cette relation entre un droit et un support matériel se retrouve plus tard lors de la conception des actions au porteur (cf. art. 622 CO) : dans ce cas, ce sont des droits de sociétariat qui sont incorporés dans un papier-valeur et qui sont susceptibles d’être exercés par son porteur. Cela étant, face aux évolutions du trading et à la dématérialisation des échanges d’actions sur les marchés financiers, cet attachement au papier était, à la fin des années 90, en phase d’être dépassé. L’entrée en vigueur de la LTI consacre donc un premier mouvement de dématérialisation des papiers-valeurs : leur transmission de main en main n’est désormais plus nécessaire et leur circulation s’effectue par le biais d’un jeu d’écritures dans un registre qui permet d’identifier, à tout instant, leur titulaire. Mieux encore : une société peut s’affranchir de tout support matériel et émettre des actions dématérialisées sous la forme de droits-valeurs (art. 973c CO) qui, une fois enregistrées auprès d’un dépositaire (cf. art. 4 al. 2 et art. 6 LTI), sont négociables en tant que titres intermédiés (cf. Hans Caspar von der Crone, Aktienrecht, 4e éd., Stämpfli, 2014, § 3 N 7 ss).

L’avènement des cryptomonnaies et autres jetons constitue une étape supplémentaire dans cette longue évolution. Pour rappel, les jetons sont des avoirs numériques dont les transferts sont enregistrés sur une blockchain, c’est-à-dire une base de données inviolable, non-censurable et contrôlée sur la base de règles communes par un grand nombre d’individus et d’acteurs. Une blockchain permet donc de transférer les jetons qui y sont inscrits de manière décentralisée, de pair à pair, c’est-à-dire sans passer par une banque ou un intermédiaire financier. Certains jetons ont pour fonction de représenter certains droits vis-à-vis de l’émetteur : il s’agit des jetons d’utilité et des jetons d’investissement. Les jetons d’utilité donnent accès à un service numérique : la valeur du jeton provient du type et de la quantité de services ou de biens qu’il est possible d’acquérir avec un jeton. De leur côté, les jetons d’investissement représentent des valeurs patrimoniales tels que des parts d’objets, d’immeubles, d’entreprises ou de revenus ou des créances comme, par exemple, un droit au versement de dividendes ou d’intérêts (cf. Rapport du Conseil fédéral du 7 décembre 2018 « Bases juridiques pour la distributed ledger technology et la blockchain en Suisse : Etat des lieux avec un accent sur le secteur financier », p. 49 ; Jacques Iffland/Alessandra Läser, Die Tokenisierung von Effekten, GesKR 2018 415, p. 419). On peut imaginer, à titre d’illustration, un jeton qui représenterait une once d’or déposée auprès de l’émetteur ou bien des droits de sociétariat auprès de la société émettrice.

Il est important de souligner que, dans la conception de leurs créateurs, les jetons d’investissements et d’utilité doivent avant tout permettre de transférer de façon décentralisée, désintermédiée et dématérialisée les droits ou les biens qui sont incorporés au jeton. En transférant le jeton représentant une once d’or, on transfère ainsi en réalité la prétention à l’obtention d’une once d’or auprès de l’émetteur. De la même manière, le transfert d’un jeton représentant des droits de sociétariat devrait s’interpréter comme la volonté de transférer ceux-ci.

Comme on le remarque, les cryptomonnaies n’incarnent donc pas la prodigieuse révolution souvent annoncée, mais simplement un pas supplémentaire dans l’histoire déjà millénaire des papiers-valeurs. Aujourd’hui encore, comme au Moyen-Âge, il s’agit en effet de céder des droits en transférant le support dans lequel ces droits sont incorporés : désormais, on renonce à un support matériel au profit d’un jeton inscrit sur une blockchain.

Notre ordre juridique présente toutefois un certain nombre d’incertitudes et d’obstacles à la réalisation d’une telle idée. C’est la raison pour laquelle le Conseil fédéral, dans le cadre de sa longue prise de position sur la technologie blockchain publiée en décembre 2018, a annoncé une série de modifications législatives afin de mieux appréhender et accueillir les jetons dans l’ordre juridique suisse. Parmi les modifications annoncées, on trouve en particulier un projet de modernisation des droits-valeurs (art. 973c CO) : ils devraient désormais pouvoir être transférés sans cession écrite (cf. actuel art. 973c al. 4 CO), pourraient être enregistrés de façon décentralisée sur une blockchain et devraient former un chapitre à part entière du droit des papiers-valeurs, qui fonctionnerait de façon indépendante de la LTI. Espérons que ce projet contribue à faire entrer les papiers-valeurs dans le 21e siècle, eux qui ont traversé les siècles précédents pour nous parvenir avec une pertinence sans cesse renouvelée.