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Blockchain

Les cryptoactifs en droit civil : prologue

A la suite du rapport du Conseil fédéral de décembre dernier visant à poser les bases juridiques pour les DLT (Distributed Ledger Technologies) et la blockchain (« rapport du CF »), le DFF a rendu public à fin mars son rapport explicatif sur l’avant-projet de loi d’adaptation aux développements des TRD (francisation des DLT pour « technologies des registres électroniques distribués ») soumis à consultation publique jusqu’au 28 juin (« rapport explicatif du DFF »). Parmi les importantes propositions formulées, examinons-en ici deux, à savoir, la consécration d’une nouvelle sous-catégorie de droits-valeurs à l’art. 973d AP-CO et l’adaptation du droit de la poursuite dans le cas de la revendication d’un tiers dans la masse en faillite.

Nouvelle catégorie de droits-valeurs

Pour rappel, certains cryptoactifs n’ayant pas une seule fonction de paiement (cryptomonnaies au sens strict, cf. guide pratique FINMA sur les ICO) étaient jusqu’ici qualifiés de droit-valeurs (cf. Jeremy Bacharach, in cdbf.ch/1043). L’art. 973c al. 4 CO pose toutefois problème s’agissant de la validité du transfert de tels cryptoactifs en ce sens que cette disposition exige la forme écrite (art. 165 al. 1 CO) ; or, les transferts de cryptoactifs étant effectués en ligne (sauf certains cas de saisie offline avec validation postérieure online) sur une chaîne de données continuellement mise à jour de manière immuable (blockchain), il en résulte que ni une signature manuscrite ni électronique (art. 14 al. 1 ou al. 2bis CO) ne sont pratiques en l’espèce.

Jusqu’à ce jour, la doctrine et les autres milieux consultés étaient divisés. Faut-il modifier fondamentalement les actuels articles 165 et 973c CO (cf. whitepaper de la blockchain taskforce – désormais blockchain federation) ? Faut-il simplement considérer ces cryptoactifs comme des droits-valeurs ? Ou est-il préférable d’analyser leur transfert comme l’objet d’un contrat sui generis correspondant à une cession de contrat sans exigence de forme ? Dans le rapport explicatif et l’avant-projet, le DFF aboutit à proposer notamment une modification du titre marginal de l’art. 973c CO et une modification partielle de son al. 1 (« droit-valeur sans caractère de papier-valeur »), ainsi qu’à adopter les nouveaux art. 973d à 973h AP-CO pour instituer un « droit-valeur d’un registre distribué » avec fonction de papier-valeur.

L’objectif visé est de constituer une sous-catégorie de droits-valeurs en reconnaissant que les TRD peuvent permettre les trois fonctions traditionnelles des papiers-valeurs (fonction de transmission des droits, fonction de légitimation et fonction de protection des transactions).

Du fait de l’incorporation du droit dans le titre physique, une doctrine historique et unanime expose que le papier-valeur est un titre de créance muni d’une clause de titre spécifique, la « clause de présentation double », soit la nécessité pour le débiteur de ne s’exécuter que contre la présentation du titre et la nécessité pour le créancier de ne faire valoir son droit que contre la remise du titre. Dans le cadre du droit-valeur d’un registre distribué, cette clause est exprimée à l’art. 973e al. 1 AP-CO. En outre, elle est selon nous automatiquement garantie par une TRD, pour autant, évidemment, que celle-ci soit conçue selon les principes de la cryptographie asymétrique (soit la dualité permanente entre une clé publique – ayant la fonction de support des actifs, tel un IBAN par exemple – et une clé privée, c’est-à-dire le mot de passe permettant de disposer des actifs contenus sur la clé publique).

Et il s’agit donc bien ici d’une sous-catégorie puisqu’il n’est pas prévu de modifier les LIMF, OIMF, LSFin et LTI. A tout le moins, une modification de l’art. 5 let. g LTI ou une nouvelle lettre h serait selon nous nécessaire pour y mentionner le nouvel art. 973d CO. Enfin, tout dépositaire au sens de la LTI pourra créer des titres intermédiés à hauteur des droits-valeurs d’un registre distribué qu’il détient (avec encore éventuellement une nouvelle let. d à l’art. 6 al. 1 LTI ?).

Revendication dans la faillite d’un tiers

Le droit à restitution de l’art. 242 LP actuel ne concerne que les « objets », lesquels doivent donc s’entendre au sens physique. Afin de suppléer au problème des « objets » dématérialisés et néanmoins revendiqués par un tiers dans l’administration de la faillite, l’avant-projet se fonde – dans un nouvel art. 242a AP-LP – sur la notion de pouvoir de disposition effectif et exclusif, confirmée par le TF comme critère de possession du bien en question (cf. notamment ATF 110 III 87). Ce faisant, cette nouvelle disposition vise donc à créer un droit spécifique à la restitution des cryptoactifs et des droits-valeurs d’un registre distribué au sens de l’art. 973d AP-CO lorsque ceux-ci sont revendiqués par un tiers. Dans cette formulation, le DFF distingue bien la nouvelle sous-catégorie de droits-valeurs des cryptoactifs au sens strict, soit conçus comme des moyens de paiement, les deux types de cryptoactifs (cette fois au sens large) étant donc sujets à restitution. Reste les limites du droit de la poursuite dans le domaine des actifs dématérialisés et chiffrés : si la clé privée n’est connue que du seul failli (ou dans certains cas de clé privée en multi-signatures, cf. rapport explicatif p. 17), les cryptoactifs ne pourront entrer dans la masse et dès lors faire l’objet d’une revendication par un tiers puisque le pouvoir de disposition sur ceux-ci ne sera soit pas effectif soit pas exclusif (art. 242a al. 2 AP-LP a contrario).

Enfin, par un nouvel art. 242b AP-LP, l’avant-projet de loi vise également à modifier fondamentalement la LP dans un cadre qui dépasse largement le cadre des seuls cryptoactifs puisqu’il viserait à octroyer un droit à la restitution de tous types de données (cf. art. 242b al. 1 AP-LP).

Le Conseil fédéral se réservera encore le droit de fixer des exigences minimales aux TRD par voie d’ordonnance. Cela sera immanquablement le cas si des droits-valeurs d’un registre distribué devaient standardisés et susceptibles diffusés en grand nombre (valeurs mobilières). Nous n’en sommes donc pas encore à la suite du début. D’où le titre.