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Procédure pénale

La portée du principe in dubio pro duriore en cas de classement implicite

Gardien de l’application conforme du droit aux faits par les cours et les tribunaux cantonaux, le Tribunal fédéral se penche, dans l’arrêt commenté, sur la portée du principe in dubio pro duriore dans le cadre d’un classement implicite rendu par le Ministère public (arrêt 6B_819/2018 du 25 janvier 2019).

Dans le cas d’espèce, un employé de banque est chargé de la gestion des avoirs d’une cliente dès 2006. A la suite de la découverte d’opérations et de transferts effectués sur le compte de la cliente à son insu, elle dépose plainte pénale en 2016 contre l’employé de banque pour abus de confiance (art. 138 ch. 1 al. 2 CP), escroquerie (art. 146 CP) et gestion déloyale (art. 158 CP). Elle lui reproche d’avoir effectué un nombre important d’opérations sur son compte sans qu’elle en ait connaissance et d’avoir manipulé les informations qu’il lui transmettait afin de la tromper sur l’état réel de ses avoirs et l’inciter à effectuer des investissements contraires à son profil client « income oriented » de risque moyen. La cliente prétend avoir subi des pertes qu’elle chiffre à USD 34,6 millions et EUR 13,7 millions depuis l’ouverture de son compte.

En 2017, le Ministère public ouvre une procédure séparée pour faux dans les titres (art. 251 CP).

La mise en accusation incombe au ministère public qui l’assume seul. Si le ministère public décide de ne pas poursuivre certains faits, il doit prononcer une ordonnance formelle de classement mentionnant expressément les faits qu’il entend ne pas poursuivre. Cette formalisation de l’abandon des charges est nécessaire afin que la partie adverse puisse connaître les motifs qui ont guidé le ministère public à prononcer le classement. Elle constitue ainsi le préalable essentiel à l’exercice du droit de recours prévu par l’art. 322 al. 2 CPP et l’art. 393 CPP.

In casu, la cliente constate que le Ministère public a rendu un classement implicite dans l’acte d’accusation lui-même sans prononcer une décision formelle de classement. Elle forme un recours contre ce classement implicite devant la Chambre pénale de recours de la Cour de justice genevoise.

Après avoir admis la recevabilité du recours, la cour cantonale reconnaît que le Ministère public n’a pas rendu une décision formelle de classement comme il aurait dû le faire. Elle estime toutefois qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la cause au Ministère public pour des raisons d’« économie de procédure et de célérité ». La cour considère également que l’absence de consentement de la recourante à certaines opérations bancaires n’était pas rendue vraisemblable, car elle avait la possibilité de contrôler l’état du compte sur Internet. En outre, en sa qualité de « femme d’affaires et mathématicienne », elle était capable d’apprécier les risques liés aux placements que le prévenu lui a recommandés. La cour conclut donc que celui-ci n’a commis aucune infraction.

L’affaire est portée devant le Tribunal fédéral. Le recours comporte deux griefs, à savoir la violation du droit d’être entendu (art. 3 al. 2 let. c CPP et art. 29 al. 2 Cst) et l’établissement arbitraire des faits.

Le droit d’être entendu implique pour l’autorité de motiver sa décision afin que le destinataire puisse la comprendre et, s’il y a lieu, recourir contre cette décision.  Au stade de l’instruction et avant le jugement, les autorités pénales doivent appliquer le principe in dubio pro duriore. Selon ce principe, qui découle du principe de la légalité (art. 5 al. 1 Cst), un classement ne peut être prononcé que lorsqu’il apparaît clairement que les faits ne sont pas punissables.

In casu, le Tribunal fédéral considère que l’appréciation des preuves par la cour cantonale est lacunaire et se fonde principalement sur la version des faits du prévenu. Au lieu d’envisager les faits sous l’angle du principe in dubio pro duriore, l’instance cantonale l’a fait exclusivement en application du principe in dubio pro reo (le doute profite à l’accusé). Le Tribunal fédéral juge ainsi qu’il ne peut pas exercer son pouvoir de cognition en raison de l’établissement de faits incomplet. L’absence de décision formelle de classement viole le droit d’être entendu de la recourante et ne peut pas être réparée par la cour cantonale au vu de la complexité des faits et des infractions en cause. Par conséquent, le Tribunal fédéral conclut que la cour cantonale aurait dû renvoyer l’affaire au Ministère public afin qu’il rende une décision formelle de classement.

Après avoir annulé l’arrêt attaqué, le Tribunal fédéral prend le soin d’expliquer les comportements que le Ministère public doit prendre en compte dans le cadre de son nouvel examen de la cause :

  • les investissements qui auraient été opérés sans le consentement de la recourante ;
  • les investissements qui auraient été effectués grâce à de faux documents ; et
  • les investissements qui auraient été opérés avec le consentement de la recourante, mais sur la base d’informations fallacieuses.

S’agissant de la nature des relations contractuelles entre le prévenu et la recourante, l’état de fait retenu par la cour cantonale semble contradictoire. Il incombe ainsi au Ministère public d’établir si un contrat d’execution only ou un mandat de gestion de fortune a été conclu entre les parties.

L’arrêt du Tribunal fédéral a le mérite d’être clair et pédagogique. Il rappelle que l’application du droit suppose que les faits soient établis clairement et sous la forme prescrite par la loi.  Victor Hugo écrivait que « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». La formalisation de la décision de classement par le Ministère public n’est ainsi pas qu’une simple formalité. Elle permet aux parties de connaître les motifs de l’abandon des poursuites et, en cas de recours, au Tribunal fédéral d’exercer son pouvoir de contrôle sur le respect des règles de droit.