Aller au contenu principal

Blockchain

Le Tribunal fédéral se penche sur les cryptomonnaies

Dans un important arrêt 6B_99/2019 et 6B_148/2019 du 18 avril 2019, le Tribunal fédéral considère que faire la publicité d’une cryptomonnaie en affirmant qu’elle permet de « payer de manière simple et indépendante dans le monde entier » ne constitue pas une publicité mensongère (art. 3 al. 1 let. b LCD). Cet arrêt, le premier du Tribunal fédéral portant sur les cryptoactifs, examine également leur statut au regard de la Loi fédérale sur l’unité monétaire et les moyens de paiement (LUMMP).

Rappelons, à titre liminaire, ce dont il est question. Les cryptomonnaies sont des avoirs numériques dont les transferts sont enregistrés sur une blockchain, c’est-à-dire une base de données inviolable, non-censurable et contrôlée sur la base de règles communes par un grand nombre d’individus et d’acteurs. Elles peuvent donc être transférées de manière décentralisée et de pair à pair, c’est-à-dire sans passer par une banque ou un intermédiaire financier.

L’arrêt du Tribunal fédéral est particulièrement laconique sur les faits à l’origine du litige. Nous savons qu’à une date indéterminée – qu’il est possible d’estimer, grâce à des sources journalistiques, à courant 2016 – un entrepreneur nidwaldien lance une cryptomonnaie (Kryptowährung) qui permettrait, selon lui, de « payer de manière simple et indépendante dans le monde entier » (weltweit einfach und unabhängig bezahlen). Il ajoute que sa cryptomonnaie a été « vue sur » (bekannt aus) plusieurs médias ; il ne mentionnait pas, toutefois, que ces médias n’avaient fait que publier des encarts publicitaires qu’il avait payés.

Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) dépose alors plainte à son encontre auprès du Ministère public du canton de Nidwald. Il lui reproche d’avoir violé l’art. 3 al. 1 let. b LCD, aux termes duquel « agit de façon déloyale celui qui, notamment, donne des indications inexactes ou fallacieuses sur lui-même, son entreprise, sa raison de commerce, ses marchandises, ses œuvres, ses prestations, ses prix, ses stocks, ses méthodes de vente ou ses affaires ou qui, par de telles allégations, avantage des tiers par rapport à leurs concurrents ». Les actes de concurrence déloyale constituent en effet des infractions pénales (art. 23 LCD).

Le Ministère public classe la procédure, classement qui est ensuite confirmé par l’Obergericht nidwaldien. La Confédération – agissant par le Ministère public de la Confédération (cf. art. 81 al. 2 LTF cum art. 27 LCD) – monte au Tribunal fédéral.

Le Tribunal fédéral examine séparément chacune des publicités qui font l’objet des accusations du SECO.

En ce qui concerne tout d’abord la possibilité de « payer de manière simple et indépendante dans le monde entier », les Juges fédéraux décident d’examiner de plus près la cryptomonnaie mise sur le marché par le prévenu. Pour le Tribunal fédéral, les cryptomonnaies ne constituent pas de moyens de paiements légaux au sens de l’art. 2 LUMMP, mais des monnaies privées parallèles (privat geschaffenen Parallelwährungen) qui ne servent, en définitive, que de moyens d’échange (Tauschmittel). Leur utilisation n’est donc possible que si le créancier les accepte. Ainsi, il n’est pas exclu que les utilisateurs de la cryptomonnaie puissent utiliser celle-ci dans le monde entier pour acheter des produits ou des services, pour autant que leurs cocontractants disposent d’un « Account » idoine et qu’ils acceptent d’être payés de cette manière. Cette situation correspond à la compréhension objective que l’on peut se faire de la publicité du prévenu, qui ne crée par ailleurs aucune attente légitime à ce que la « prochaine réservation d’hôtel » – l’exemple est de l’arrêt – puisse être sans autre payée avec cette cryptomonnaie.

Le Tribunal fédéral se penche ensuite sur les allusions aux mentions de la cryptomonnaie dans des médias. Cette formulation ne suggère pas nécessairement qu’il s’eût agi d’une louange ou d’une recommandation (Anpreisung). La phrase « vue sur » peut donc, sans concurrence déloyale, faire référence à des médias qui n’ont fait que publier des publicités payées par l’entreprise. Ici encore, les accusations du SECO sont dénuées de fondement.

Cet arrêt dépasse de loin les circonstances, somme toute relativement banales, du cas d’espèce. C’est la première fois, en effet, que le Tribunal fédéral analyse la nature juridique des cryptomonnaies. Il retient – à juste titre – qu’elles ne constituent pas des moyens de paiement légaux au sens de l’art. 2 LUMMP comme le sont les billets, les pièces et les avoirs à vue auprès de la Banque nationale suisse. En conséquence, il n’existe aucune obligation d’accepter les cryptomonnaies en paiement (cf. art. 3 LUMMP) : c’est la raison pour laquelle elles doivent plutôt être qualifiées de moyen d’échange (Tauschmittel). À notre sens, il en résulte qu’un paiement en cryptomonnaie ne sera pas qualifié de paiement monétaire au sens de l’art. 84 CO, mais sera plutôt soumis aux règles du contrat d’échange (art. 237 et s. CO).

Cet arrêt est annonciateur d’une nouvelle phase dans la réglementation des cryptoactifs en Suisse, qui occupent désormais les plus hautes instances judiciaires de notre pays. Il faudra suivre de près la « liste des dernières décisions  » publiées par le Tribunal fédéral, d’autres arrêts pouvant être attendus au cours des prochains mois.